vendredi 14 août 2020

Piège en eaux troubles

C'était un jour noir, un jour de désespoir, un de ceux qu'on plombe du poids de nos corps empêtrés de l'état du monde, et l'on souffle, rauque, on sue, on peine, on se traîne, on râle, on meurt, un peu...

C'était un jour où ma raison m'avait quittée, me laissant m'enliser, moite et béante, moite et bêlante, aux mains des démons moqueurs piétinant mes valeurs.

C'était un jour où, hagarde, j'avais erré des heures à la recherche du sens perdu, et j'avais cédé.

Je l'avais cherché chez Yves Rocher.

J'avais poussé la porte, tremblante, l'achat compulsif incarné en diable sur l'épaule droite et l'ombre de ma conscience sur l'épaule gauche, prêts à s'écharper ce jour d'hui.

Je ne suis pas à l'aise dans ces endroits où les gens viennent acheter des trucs dont ils n'ont pas besoin de peur qu'on ne les aime pas s'ils n'en mettent pas...

… j'ai quand même demandé du vernis à ongles.

- La base SOS résiste ? Le durcisseur ? Le go green ? Le top coat ?

Elle m'agresse.

- Juste du vernis à ongles, s'il vous plaît.

- La base SOS résiste ? Le durcisseur ? Le go green ? Le top coat ?

Elle me jauge, elle me pense sourde.

- Non, du vernis à ongles !

- La base SOS résiste ? Le durcisseur ? Le go green ? Le top coat ?

Elle me juge : je suis gourde.

- Je suis désolée, je ne comprends pas ce que vous dites... je veux du vernis à ongles.

Elle soupire. Elle prend le dessus, elle va me mater.

- Alors le top coat c'est...

… je peux pas la laisser finir, son fiel mielleux s'insinue dans tous mes pores. Elle n'aura pas le pouvoir.

- Je ne comprends pas ce que vous dites mais ça ne m'intéresse pas. Je veux du vernis à ongles, je prends quoi ?

Elle est soufflée. Au bord de l'apoplexie. J'ai lancé l'attaque, elle sort les griffes et siffle :

- Le SOS, alors...

Je crois là à ma cinglante victoire, vernis vidi vici, mais d'un dernier élan de vie elle tente le tout pour le tout :

- le deuxième est offert !

Ma vie sobre en plein cœur.

- Mais je n'en ai besoin que d'un !

Elle tourne le couteau dans la plaie sanguinolente :

- Le deuxième est offert ! Il est GRATUIT !

Je résiste et gémis :

- Mais je n'en veux pas !

Elle prend plaisir :

- Prenez-le, vous le donnerez !

- Noooooooon !!!

Je m'écroule. Terrassée par la gorgone.

Deux vernis pour le prix d'un. Une mini trousse ELLE. Un agenda de rentrée. Je rampe, agonisante, hors de ce guet-apens, mes valeurs changées en pierres et mon esprit faible vaincu par le fiel de la fièvre capitaliste qui, sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. Je possède, donc je suis.

mardi 30 juin 2020

Hic et nunc


Je suis sous la douche avec cet homme nu.

Je jette un oeil sans l'air d'y faire, de la curieuse, anti professionnelle... humaine. Ses pieds bien campés, solides, aux corps épatés couronné d'orteils puissants, et ses longs mollets. Ses cuisses musclées encadrent un sexe au repos qui ne me regarde pas. Il a le joli ventre et les poils épars sur son torse large, épaules carrées, un peu voûté. Il est grand. Il serait peut-être beau si je le croisais dans la rue, malgré son faux air de Dany Boon. Son regard bleu me surplombe et m'enveloppe, je sens ruisseler son amour naïf sous la douche qu'il demande tiède. Il se tourne et j'approche ma main pour lui savonner le dos, il ronronne comme un chat. Il laisse échapper des borborygmes que je ne comprends pas, il répète, il insiste, dans sa langue étrangère et je finis par acquiescer sans savoir quoi. Je souris, il ne me voit pas.

Je savonne cet homme nu, d'un an mon cadet, de 20cm mon aîné, et peste intérieurement d'avoir le bas de mon pantalon trempé. J'aime ce moment, il semble heureux.

Brusquement il se retourne, me faisant reculer d'un pas, surprise, il baisse la tête et cache ses yeux de ses mains pataudes et de sa voix puissante il crie « L'EST OU?! L'EST OU ?! », je ris, je répète « Il est où David ? » et fais mine de chercher ce planté devant moi, David ! Daviiiiid ! Tu t'es caché ? Tu m'as laissée ? Et le shampooing dégouline sur son front mouillé, ses poings serrés, sur ses yeux fermés, il rigole, il est fier de me laisser l'appeler, et soudain ôte ses mains de ses yeux rougis, piqués par le savon dont il n'a cure, il crie « L'EST LAAAAAA » et je sursaute en criant Mais t'es fou ! Tu m'as fait une de ces peurs ! il rit, il rit, d'un éclat d'homme de rire enfantin, de ses 42 dents, de ses 3 ans dedans, il bat des coudes et tape du pied, il rit, il rit de sa blague et je voudrais pleurer, bouleversée de sa candeur... je referme le rideau sur cet homme-enfant, qui aurait fait des choix s'il avait pu grandir, et qui ne sait de la vie que l'essentiel... et moi j'oublierais ici tout le reste. Rien d'autre que lui et moi, riant, hic et nunc.


mercredi 13 mai 2020

Au temps du Corona - Sylvaine, Nantes, France


Son rire éclatant qu'elle encadre de fossettes et surligne de ses yeux perçants. Confiné.
Sa vitalité qui déborde sur les conventions sociales. Confinée.
Ses touchantes maladresses. Confinées.
Sylvaine. Confinée.

Un 19m² dans le centre ville de Nantes qu'elle a optimisé comme une vitrine Ikéa et elle est bien, là. Sylvaine est un concentré d'essentiel, tout ce qui est hors d'elle est superflu. D'aucuns diront qu'elle est instable, à voguer de ville en ville avec ses 3 cartons, moi je pense plutôt que le monde est chanceux de voir ses graines de vie disséminées à droite à gauche.

Le confinement, elle l'a accueilli comme un grand bol d'air. Elle l'a attaqué de front, au chômage partiel, à grand coups de siestes et de séries pourries, franchement ça fait du bien. Une pause salvatrice dans le quotidien trop rythmé de son travail de prof à plein temps et d'un master à terminer.
Elle dit a postériori, quand même, que c'était ptêt une sorte de déni, ce bizarre sentiment de liberté alors qu'elle était enfermée, comme si, focalisée sur elle, envie de voir personne, de s'occuper enfin d'elle-même, elle ne voyait pas ce qui se passait dehors. Elle a profité deux semaines, tranquille, et poussée par la faim elle est sortie. Elle pose un regard étonné sur la ville, c'est joli dehors.

Mais dehors aussi, le monde en stress et la voisine suspicieuse, vous sortez souvent non ? Le mec au supermarché Vous êtes trop près de moi !! et les masques, et le gel, et la méfiance étouffante. Dehors, le monde en stress et Sylvaine est une éponge, ses pensées s'emballent et l'oppressent, il faut qu'elle rentre chez elle, il faut qu'elle coupe. Envie de ne plus voir personne, s'autosuffire. Chez elle, elle pense et tourne, et vire, elle lit, elle visionne, elle se demande comment on est arrivés là, qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi j'accepte sans broncher de signer une paperasse pour sortir de chez moi ? Elle lit des pages et des pages anarchistes, on doit changer de monde, elle dit. Ses étudiants, adultes, immigrés, réfugiés, apprenant le français, la bombardent de messages, angoissants, angoissés, dégoulinants de vidéos complotistes et Sylvaine rassure, son énergie fuit comme dans une passoire. Elle reçoit beaucoup plus de messages qu'avant, l'enfermement pousse au lien numérique et même de gens qu'elle connaît peu elle reçoit des essaims de plaintes qui la piquent et piquent et piquent. Elle se sent vampirisée par l'asaut d'angoisses qui ne lui appartiennent pas et c'est trop pour elle. Son enfer, là, c'est les autres et elle veut pas. Elle commence à filtrer. Parce que le confinement grossit comme une loupe les émotions, elle doit aussi protéger les siennes.

On lui propose de télétravailler. Pas d'obligation. Elle se tâte et accepte. Parce que ses étudiants sans le collectif du cours de français sont complètement isolés, parce qu'ils ont peur, loin de leurs repères, loin de chez eux, parce qu'ils ont besoin d'elle pour apprendre, parce qu'ils sont en demande. Parce qu'elle a besoin de se sentir utile et aussi, soyons honnêtes, parce qu'elle gagnerait plus à travailler qu'à continuer de glander, et elle culpabilise parce qu'elle pense que les sous, c'est mal. Elle accepte le télétravail, le ventre en vrac tordu par l'idée qu'elle trahit ses idéaux, en acceptant de satisfaire encore un système dont elle ne veut plus.

Les étudiants n'ont pas d'ordinateur. Ils ont WhatsApp. T'as déjà enseigné par Whatsapp toi ? Tout est à inventer, et c'est à la fois excitant et angoissant, cette possibilité de tout faire, tout imaginer, tout fabriquer, elle adore ces challenges qui ponctuent sa vie, qu'elle relève toujours et qui la grandissent chaque fois un peu plus. Cette fois-ci, cette fois encore, elle se heurte aux limites qu'on lui impose et elle rumine, pense que ce sont les siennes. C'est dur. Elle voudrait donner tellement plus.

Ses journées sont pleines. Elle n'a personne à gérer, pas d'horaire, elle essaie de s'organiser dans ce monde désorganisé. Elle jouit de cette heure quotidienne dehors, qu'on lui accorde généreusement, elle profite d'en avoir encore le droit, sait-on jamais... elle rencontre en cachette, résistante, son amie voisine, question de survie... elle sent parfois, un peu, beaucoup, la piqûre de la solitude. Elle pleure pas, mais un câlin, ça serait pas de refus.

Six semaines dans 19m², centre de Nantes. Elle m'a raconté tout ça en riant, à son habitude. Sylvaine a le pouvoir magique de tout alléger. Elle transforme sa petite surface en grotte intime, elle dit qu'elle va bien par rapport à d'autres ! elle ne tourne pas en rond, mais son cerveau, si, un peu... il commence à divaguer. Il la mène, la nuit, au cœur de contrées lointaines et sauvages, dans des jungles touffues ou sur des rues arborées, des mondes, quoi, où l'on peut sortir... sans autorisation.







mardi 12 mai 2020

Au temps du Corona - Alexia, Charinaz-le-Bas, France


J'ai remis le pied dans un monde qui aurait une roue voilée. Ça tourne bancal.

Je voyais mon retour comme un splendide feu d'artifice, pétaradant d'émouvantes effusions et aveuglant de victuailles franchouillardes ! Un banquet à la gauloise, le sanglier, le barde, les copains, le bonheur, quoi. L'explosion a finalement duré deux fois quelques minutes... tout s'est passé dans du velours. J'ai glissé doucement dans le retour, ici, et j'ai trouvé un autre bonheur, surprenant et discret. Isolé. Avec mon blagueur de frère et sa douce flamme, sa douce femme, ma pétillante nièce et son fringant Doudou Bêêê qu'on appelle Doudoub, entre nous. 5 semaines au rythme de l'Enfant, levers, repas, fromages, couchers à heures presque fixes. Et entre les essentiels, j'ai gardé la flegme laotienne des dernières semaines, à vagabonder, beaucoup, entre le canapé super confort et le banc ensoleillé, entre le plan de travail et les sentiers forestiers, seule ou accompagnée. Lire, écrire, aller voir les chevaux, écouter les oiseaux, aller voir les chevaux, cuisiner, appeler les copains, faire des clips débiles, aller voir les chevaux. Ma nièce aime beaucoup les chevaux.

Je suis aussi restée plantée, beaucoup, beaucoup de temps devant les écrans, puisque tout passe par eux. Le lien à l'autre, à l'actualité, à la culture, à la création. Un jour, de rage, j'ai pris la décision radicale de désormais partir en forêt sans mon téléphone, et donc sans Maps.me. Très fière de moi, j'ai pu tourner en rond deux heures, en étant sûre d'être déjà passée par là, ah mais oui, mais finalement non, c'est quoi cet arbre? oh l'insecte de fou!... j'ai découvert toutes les splendeurs que j'admirerais naturellement si j'avais fait dix mille bornes pour être là... le pissenlit. J'ai découvert le pissenlit, vraiment. A quel point il est parfait. Imagine que chaque pétale que tu prenais pour un pétale est en fait une fleur avec un pistile... sur la boule d'étoiles, chaque graine délicatement accrochée à la base laiteuse est surplombée d'un parachute de dentelle qui lui permet de se porter loin quand le souffle vient la détacher. Je reste béate d'admiration devant tant de merveille.

Mes aspirations révolutionnaires ne se sont pas cantonnées là, j'ai aussi cuisiné l'ortie sous toutes ses formes en essayant sincèrement de nous convaincre tous les 4 que c'était pas dégueulasse (en vain), et j'ai arrêté de m'épiler. Voilà à quoi je ressemble vraiment sans les injonctions patriarcales, j'ai des poils sur les jambes et sous les aisselles, et j'assume à 100%. Tant que personne ne me voit, quoi.  L'idée du regard pose les questions existentielles: puis-je être séduisante, poilue ? suis-je aimable, poilue? Suis-je encore une femme, un être humain? et l'existence même de ces questions m'amène à ma réponse, collabo. Mon doigt d'honneur ne résistera pas et je retournerai sagement dans le rang. Sans poils, et sans orties.

Pour oublier ma veulerie, je continuerai de m'abreuver de toutes ces émissions assez politiquement positionnées, passionnées, hurlant de rage et pleurant d'espoir; je garderai l'impression de participer à la construction d'un renouveau, le tout en cherchant un CDI confortable et une maison avec baignoire. Toute cette hypocrisie que les gens comme moi ont à beugler sur les toits qu'on vit un monde pourri alors qu'ils sont terrifiés à l'idée qu'il s'écroule vraiment... c'est dégoûtant.

J'avais quitté Lyon il y a six mois, fraîche et innocente. Je reviens dans la ville masquée, aussi tourneboulée que moi. Nous sommes tous sur une bordure, temps de prendre des décisions. Je vais déjà provoquer mon propre changement. A défaut de refaire tourner le monde droit, peut-être que moi, je retrouverai un axe?

dimanche 10 mai 2020

Au temps du Corona - Olivier, Luang Prabang, Laos

« Alexia, tu sais, en fait le coronavirus c'est un petit truc microscopique, il a une petite couronne et oh ! sur le mur il y a un énorme gecko tu sais ! Oh le gecko ! Au revoir ! »

Luang Prabang, Laos.

Hélène enseigne à l'école française et l'ont suivie Olivier, Théodore, Gabriel.

Il sont arrivés en août et se sont installés, dans la ville, dans leur maison, dans cette culture qu'ils avaient hâte de rencontrer et pour laquelle ils ont tout quitté, en France. Passionnément curieux, un peu stressés.
Ils ont retrouvé un quotidien, se sont fait des amis, ont déployé leurs curiosités pour s'en mettre plein les papilles et les mirettes, ils ont chialé de la quantité de travail astronomique à l'école et ragé de ne pas trouver de boulot, ils ont fait des bêtises, ils sont tombés, se sont relevés, ils ont vécu, quoi, tous les quatre.

En janvier, j'y étais encore et ça chuchotait de toutes parts... un virus. En Chine. Que jouxte le Laos par son nord. Olivier, comme beaucoup d'entre nous, a fait confiance et attendu. Pas le genre de mec à paniquer, plutôt le genre à rassurer. Les rumeurs parlaient d'un chinois qui aurait traversé la ville, et j'imaginais le zombie, bave aux lèvres, crachant sur chaque passant, mordant ceux qui ne couraient pas assez vite, les cris d'horreur, la ville en feu, la fin du monde. En fait que dalle : on a acheté des masques et on a attendu. Eux aussi.

Fin mars, ils se sont posé la question... rester, partir, rentrer pour revenir, ou pas... ils ont jeté un œil sur ce qui se passait à droite à gauche, les galères des uns et des autres en Asie ou ailleurs, des expat', des touristes, et la situation en France, des relents de mesures dictatoriales... par le prisme des médias c'est un peu faussé mais ça semblait finalement pas si mal de rester ici. Ils ont misé sur la bo penyang attitude, et se sont calfeutré.

Olivier n'a pas vraiment peur du virus. Peu de malades au Laos. Il craint plus les attaques des moustiques que rien ne calme, et qui provoquent en ce moment une recrudescence de cas de dengue et de palu. Ça, ça le fait flipper. Le Covid, c'est du pipi de chat à côté de vraies épidémies qui frappent toujours les pays déjà en difficulté. Et ces pauvres petits européens privés de liberté... sarcastique non ? Il siffle la croissance, le profit, ces grands patrons qui attendent juste de rattraper le retard... pendant que des millions de personnes perdent tout, confinements impossibles, exodes, famines, avec quel avenir ? Quand il parle il a la rage.

A la maison les routines sont renforcées. Il faut des repères pour structurer ce temps qui s'étire. Théo et Gabi ricanent en parlant du conarvirus, ils font l'école à la maison, ils jouent dedans, dehors, se fendent le menton, regardent rougir les tomates et mangent les fruits du jaquier que leur donne le voisin. Ils ont presque l'air insouciants. Seulement, Théo dit vingt fois par jour qu'il va bientôt rentrer à la France. Ils dorment mal et bombardent les parents de questions... mais y'a pas de réponse. Ils ne savent pas quand ni comment ils pourront rentrer. Cette année décrochée tourne au vinaigre et ça devient difficile. C'est long. Ils sont tous les quatre, Olivier dit c'est déjà ça, certainement l'essentiel. On se fait de gros câlins... que faire d'autre ?

mercredi 6 mai 2020

Au temps du Corona - Delphine, Lyon, France



Je connais le Phoénix, en vrai. 
Il a les yeux d'une tendresse infinie et la coupe au carré, les bras peints de tatouages et la voix douce, mais ferme. Il est discrètement généreux, et pudiquement présent.
Le phoénix est une femme, et il s'appelle Delphine. Des années de galère, ses filles sous le bras et le frigo vide, elle a bataillé pour sa survie et celle de ses lionceaux. Elle avait pas la forme quand je l'ai connue, mais sa force et sa rage l'ont tenue droite, toujours. Elle a menée ses combats, personnels, professionnels, et elle l'a gagnée, sa guerre ! Elle bouillonne encore de projets et d'envies, fait de chaque difficulté un pari. Delphine, c'est mon héroïne.

Elle est confinée avec ses deux filles depuis le 17 mars, dans son appartement lyonnais. Son quotidien d'assistante maternelle est bouleversé, du lever au coucher, il a fallu tout réorganiser, entre travail et école à la maison. Sur les deux enfants qu'elle accueille à temps complet, l'une a été confinée d'office dès le premier jour, black out, mais le second continue de venir, largué chaque matin par ses parents qui travaillent à la maison. Delphine ça l'agace un peu, et elle ose pas dire qu'elle préférerait qu'il reste chez lui. Dur dur de gérer le petit et ses deux grandes. Y'a des jours où ça va, et d'autres moins, parfois les filles se lèvent de mauvaise humeur, faut s'adapter... mais Delphine est une maman de compèt. Elle puise dans ses réservoirs et sort sa baguette magique pour mobiliser ses filles sur ci ou ça, sur d'hilarants remakes des clips de maître Gims ou sur la classe qu'elle assure. Elle assure, la classe. Grâce au super travail des maîtresses qui font des vidéos Youtube et des cours en visio, et surtout, surtout, qui lancent des défis adorés des filles.


Papier toilette, épluchures de crayons, boîtes à chaussures, tout ce qui passe se découpe, se colle, se plie, se transforme en mondes fantastiques et les imaginations soulèvent les 4 murs des confinées! Leur créativité n'avait jamais été si bouillonnante, si ingénieuse, si joyeuse. Et puis ça permet, faut le dire, de faire du tri, du rangement, dans les commodes et les placards, ça déballe, ça virevolte, ça classe, ça jette, ça joint l'utile à l'agréable. Dur d'imaginer que d'autres tournent en rond quand on voit pas ses journées passer !


Mais quand même, les 3 princesses se sentent un peu seules dans leur donjon. La vie ne jaillit plus des rues, le temps s'est arrêté. Loin du monde. Le prince charmant confiné chez lui, à 50 km, et Delphine se languit. Ils se voient beaucoup, d'habitude, profitent des temps avec et sans enfants et là c'est grand blanc. Un manque. Ils s'appellent dès qu'ils peuvent, tôt le matin, tard le soir, à la pause pipi, entre deux boules de papier mâché, à l'heure du café et à celle du digeo... la semaine dernière, il a craqué, et débarqué, sur son fidèle destrier. Ils ont passé deux jours ensemble dans un cocon, un coconfiné, mais en vrai c'est pas trop leur truc. Ils ont tourné en rond. Tourné, tourné, tourné, et zuiiiiing ont profité de la force centrifuge pour gicler de la réalité et faire jaillir les idées, leur prochain premier resto, leur prochain premier week-end, leurs prochaines premières vacances et même pas loin, on s'en fout! A califourchon sur leurs rêves ils se sont projetés dans l'Après.

Après, c'est aussi quand tous les événements familiaux qu'elle attendait impatiemment seront reprogrammés. Quand sa cousine pourra repenser à son mariage annulé, auquel Delphine était témoin. C'était dur, d'accepter de repousser ce qui est réfléchi par tant de proches depuis tant de temps, à cause du pire truc qui puisse arriver au monde... mais tout le monde va bien, dans sa famille, et c'est le principal. Le mariage est décalé d'un an ou deux, et puis l'espoir se porte sur les vacances d'été. Ensemble. En attendant, nécessité de trouver d'autres moyens, de se parler autrement, des appels famille en visio tous les deux jours, avec sa mère, avec sa sœur et sa nièce, avec sa mère, sa sœur et sa nièce, avec la sœur, sa nièce et sa cousine, elles ont été jusqu'à 8 à se parler, de toutes façons ça ne marchait pas à plus de 8. Des apéros, des baccalauréats comme on faisait à l'école, elles ont toujours quelque chose à se dire et on rigole de bêtises, de choses simples, une grimace peut nous tenir 5 minutes et finalement tout ça, c'est émouvant... on se parle plus maintenant en visio qu'en temps normal, où on ne prend le temps de rien... c'est vraiment top.

Elle dit beaucoup ça, c'est top. Elle veut voir le monde en positif, toujours, le calme des rues qui lui a permis d'ouvrir enfin les fenêtres sur la rue, les légumes qu'elle a pu aller chercher au jardin partagé, la joie de ses filles, la présence indéfectibles des siens et puis... elle finit par évoquer le pique-nique et le match de foot qu'elle a vus organisés malgré les consignes, et les gens qui vont dans les parcs en sautant par dessus les portails cadenassés. Elle décrit la saleté des rues, et les remarques qu'on lui fait lorsqu'elle sort avec ses filles faire les courses... des enfants, dehors ?... elle raconte surtout ce qu'elle a vu à Carrefour ce premier week end de confinement. Choquée , profondément, par ceux qui se battaient pour un paquet de farine, des chiens enragés sur un morceau de viande, et elle est restée plantée là, dans les rayons, à plus savoir que faire devant l'impressionnante bêtise humaine. Dégoûtée. Effarée. Effrayée de constater que les gens deviennent fous, elle dit si un jour ça devient plus grave ils vont se manger entre eux. J'ai peur.

Elise et Manon me laissent un petit message, de leurs petites voix de petites filles. « Bonjour Alexia, on espère que tu vas bien, nous on va hyper bien, on est sages, et on est confinées. » Elles n'ont pas peur, elles. Elles savent que dans ce monde qui marche sur la tête, Maman est là, chaque jour, qui veille.

vendredi 1 mai 2020

Au temps du Corona - Sarah, Port au Prince, Haïti

C'est la fille de l'ancienne copine du père de mon ex. Tu suis ? Je
l'ai connue haute comme ça, ou presque, elle aimait le cheval et les bijoux afro. Discrète et belle dans sa fière adolescence.

Elle est aujourd'hui une Femme, une vraie, de celles qu'on admire et qu'on dessine, de celles qui font peur et qui font de gros doigts d'honneur aux stéréotypes de tous genres. Elle est infirmière pour Médecins Sans Frontières. Un jour elle m'a dit que les gens lui posaient peu de questions sur ses missions, elle pense que c'est parce que ça rendrait leur quotidien vachement moins agréable, moins tolérable. Ça la pince quelque part, un peu fort selon les moments, mais finalement ça lui va de pas salir les autres de la boue qu'elle ramène sous ses chaussures... elles les retrouve à chaque fois tout propres, comme avant. Elle continue comme ça.

C'était facile, pour moi, de fermer les yeux, très fort, et chanter LALALALA les mains sur les oreilles pour pas entendre ce qu'elle a à dire aujourd'hui. Rester tranquillement confinée dans le canapé en me plaignant de m'ennuyer. Comme j'aurais pu ne pas lire l'article sur les prostituées qui crèvent au bois de Boulogne, ou ne pas regarder le reportage sur les violences policières dans les banlieues. Ça me donne l'impression, en m'insurgeant vaguement, de faire quelque chose ; on est d'accord, ça donne une ombre de bonne conscience mais ça sert à rien. Sarah, elle, elle sert.

Elle profite d'une pause pour me laisser des messages. 7 messages d'une minute pour résumer ce qu'elle vit en Haiti, ça fait pas beaucoup pour trop d'émotions. On lui a demandé, là-bas, de prendre un poste de Responsable Qualité, elle dit ça pète un peu des culs mais personne sait vraiment ce que ça veut dire. Ça fout la trouille quand on est jamais sorti du bloc.

3 semaines de formation et elle se jette.
Dans un gros hôpital qui fonctionne très bien, une importante équipe d'expatriés qui bosse, qui communique, qui pense des projets de ouf, genre devenir un centre de formation pour jeunes médecins. Au début c'était grisant, ambitieux, un peu la classe. Quelques semaines d'émulation,

puis Covid.

L'ambassade propose un vol de rapatriement et plus de la moitié des expat' part. L'intégralité de l'équipe médicale, anesthésistes, chirurgiens, urgentistes, partis. Voilà. Tous partis. Se sont retrouvés dix clampins pour tenir un hôpital de 300 personnes, restent de supers médecins haïtiens mais qu'il faut encadrer et ils rament, elle rame, ils font semblant de travailler normalement alors que tout le monde est obnubilé par cette connerie. Le virus. Se protéger. Ils font comme s'ils allaient travailler normalement, maintenir leurs activités traumato, gros accidentés de la route et blessés par balle, c'est pas un centre Covid, et ça va pas le devenir. Mais pour pouvoir continuer à soigner ceux-là, il faut des masques, et pour être sûr d'avoir des masques, faut les mettre sous clés parce qu'ils se font tout chourer, savon, gel hydroalcooliques et même une machine de réa qui coûte 1500 balles. Des cadenas. Aux portes. Si on fait pas ça comme des connards de blancs on va devoir fermer l'hôpital, et elle dégage : ce n'est pas acceptable d'arrêter de proposer des soins à la communauté.

Alors ils mettent des cadenas. Aux liens. Elle n'a plus de temps à passer avec les patients. Plus de temps non plus, à passer avec les infirmiers, plus le temps de les former, de leur parler, même plus le temps de se rappeler leurs prénoms et le rapport devient dégueulasse. Méfiance, partout, défiance un peu, ne se sentent pas protégés, manque de masque, de blouses, de lunettes, et on peut pas leur donner tort. Y'a pas grand chose. Elle rigole, jaune, d'avoir couru coudre en catastrophe quelques masques, bigarrés, dans un autre centre MSF qui a une machine à coudre. Sont démunis. Ils ont peur. Quand elle parle, elle dit des mots qui ne sortent pas, ce désespoir de porter la responsabilité d'une situation qu'elle ne maîtrise pas. Elle dégage, gun sur la tempe: c'est acceptable d'avoir un rapport de merde avec le staff, quand tu fais ce métier c'est pour garantir un accès aux soins, pas pour te faire des potes.

J'ai du mal à trouver le sens de tout ça... j'avais 17 ans quand je suis entrée à l'école, ça fait dix ans que je suis soignante. Je suis pas rentrée à MSF pour sauver le monde mais pour trouver un sens... je le trouvais pas dans les cliniques en France où on fait des anesthésies pour des liftings et des liposuccions mais là... j'ai pas fait ce métier pour faire ce que je fais aujourd'hui. Je suis pas flic.

Vendredi, un autre avion part de Port-au-Prince. La directrice des Soins Infirmiers, qui restait, le prendra. Ses deux parents sont atteints du coronavirus, dans le coma, ils meurent. Sarah prendra sa place.

127 personnes sous ma responsabilité. Ça demande une expérience que j'ai pas, des compétences que j'ai pas... alors là, bah... alors là, autant te dire... bah moi je… je sais pas. Je dors déjà pas beaucoup, je pleure pas mal, et le pire c'est que j'ai commencé à faire un truc qu'est pas bon. Je compte les semaines. Quand t'en es là c'est que c'est la merde...

Elle en a fait 9. Il en reste 14. Dehors, les jeunes jouent avec des mitraillettes.

Elle se persuade que c'est pas le moment de se poser des questions. Elle doit jongler avec ses deux casquettes, ses deux ordinateurs et ses tonnes de clés. Pallier les manques, de matériel, de professionnels, de confiance, d'énergie, de sommeil. Comprendre un peu ce qu'elle doit faire et dégager des priorités. Assurer ces réunions qu'elle doit diriger. Tenir face aux autres qui, comme elle, sûrement, sont à cran. Ce sera dur à en pleurer encore des litres. Elle ne fera pas tout parfaitement, elle oubliera des trucs et sera maladroite, parfois, mais elle le fera. Elle ne le sait pas mais elle le fera et quand elle rentrera, elle sera encore une autre, comme à chaque fois qu'elle rentre. Elle poussera la porte de chez son chez elle, elle glissera les pieds dans ses chaussons, elle embrassera ses frères et là, dans son canapé, elle se posera des questions.






jeudi 9 avril 2020

A bout de souffle


 J'avais évoqué ce vol suisse vers Zurich le 5, que l'ambassade de France nous engageait fortement à prendre, comme pour se débarrasser de nous. Hop hop hop les chouineurs, arrêtez de traîner dans nos pattes et barrez-vous. Patrick nous avait tous deux inscrit comme volontaires, ce soir du 2 avril, histoire d'être notés et de pouvoir y réfléchir calmement.

Réponse le 4 à 14h30. Les suisses nous proposent le vol. La mère de Patrick informée de cette possibilité avait anticipé nos difficultés et organisé notre retour en France avec une efficacité redoutable, l'un de ses amis proposait de nous conduire de Zurich à Genève dans la nuit, pour prendre un train Genève Lyon dès le lundi matin. Les suisses proposent le vol, mais continuent à ne pas donner le prix. Ils souhaitent nous faire signer une reconnaissance de dette : je dois m'engager à payer le vol à la Confédération Suisse quel qu'en soit le montant, que je connaîtrai après l'arrivée. J'ai une heure pour réfléchir.

C'est scandaleux.

Je leur réponds dans la minute en leur demandant une fourchette de prix qu'ils refusent de me donner, garantissant « le tarif moyen pour un vol de ce type », j'insiste mais me renvoient le même mail type. Conflit intérieur. Je veux rentrer, à n'importe quel prix ? Joker - je passe des coups de fil à des amis. Estomaqués. Même ma tante qui connaît bien la Suisse, reste dubitative. Elle propose d'appeler, l'ambassade de Suisse en Thaïlande, l'ambassade de France au Laos, l'ambassade de France en Suisse, je crois même qu'elle a appelé l'ambassade du Soudan en Arménie, ma tante elle est trop douée pour avoir des infos. Mais au bout du compte, elle sait pas trop non plus, et mon père me dit que le ministère des Affaires Etrangères lui disent que je dois pas prendre ce vol, et Patrick me dit que je sais plus ce que je veux, bordel, si je veux rentrer faut pas réfléchir, et nos compatriotes coincés à Vientiane sont choqués des différences entre les rapatriés arrivés à Paris pour 450e et nous qui pouvons arriver à Zurich pour le triple. Les Belges, eux, organisent un trajet en bus Zurich/Bruxelles pour 120e par tête. La France rien. Encore rien. Et ça dissuade, être coincé en Suisse c'est pas les mêmes prix qu'à Vientiane. L'ambassade de France continue à nous dire « On réfléchit au 2ème rapatriement, aucune autre précision ».

Dans ma tête c'est chaos, entre ma raison qui refuse de se plier à la peur et au chantage, si tu prends pas celui-là t'en auras peut-être pas d'autre !, entre mes tripes qui veulent juste retourner à la maison et mon cœur qui s'accroche au Laos... Patrick prépare tous les papiers à remplir, ils sont sérieux les suisses, et attend ma réponse, et son attente, et ce choix à faire, et l'heure butoir, et tous les jours derniers, ça fait beaucoup. Quelqu'un finit par me dise « Tu sais, tu te rappelleras pas combien tu auras payé ce vol. Mais pour sûr tu te rappelleras les 5 mois qui l'ont précédé... », ça m'a décidée. J'ai dit OK à 15h55.

Ambiance étrange, le soir, avec nos compagnons qui restaient. Je me sens coupable de les laisser. Il me touche, qui dégouline de culture et sensibilité, elle, sa beauté naturelle percutante et ses réflexions acérées, et le dernier si heureux de notre petite vie de communauté, installée. Je suis démunie.

Dimanche matin, départ. Je prends conscience, un peu, que je quitte la situation mais aussi ce pays que j'ai tant aimé. Que j'ai savouré. Je quitte toutes ces fleurs et le riz gluant, la végétation qui respire par chaque pore de la ville, les petites chaises en plastique et les cuillères rigolotes. Je quitte encore Luang Prabang, je quitte les aventures à l'hôpital, les vacances avec Laurie, les 4000 îles, les plantations de café. Sur le chemin de l'aéroport, sur le quai du Mékong, un cheval marche, seul, la bride traînant. Image surréaliste d'un film post apocalyptique.

A l'aéroport, même scène que 3 jours plus tôt. Une file d'attente. L'ambassadrice de France fait son petit tour et nous « souhaite un
bon vol, en espérant qu'on aura pas une trop mauvaise image du Laos ». Du Laos, non. J'ai failli lui foutre un coup dans les tibias.
L’ambassadeur belge dit à certains, mais le message passe vite, que 28 suisses se sont manifestés la veille au soir et qu'ils sont prioritaires, que tout le monde ne pourra certainement pas embarquer. Ça recommence... je passe le premier bureau sans problème mais je suis stoppée par des cosmonautes en blanc qui me font asseoir sur le côté. J'ai de la température. Tout à coup je me vois enfermée dans une salle sans fenêtre, sur une paillasse pendant 3 semaines, nourrie avec un bol de riz passé par la chatière et ça me fait moyen rigoler. J'attends, ruisselante, un autre thermomètre sous le bras. L'infirmière vient checker, et finalement me laisse passer. Je suis une flaque. Encore une frayeur quand les gars arrêtent de faire entrer les gens pour l'enregistrement des bagages, font des tas de messes basses pendant beaucoup trop longtemps et finissent par appeler les suisses, que les suisses... les salauds. Quand je stresse, je deviens vulgaire, mais je serre les fesses et on passe. On attend. On attend, mais on attend content dans un aéroport où nous sommes seuls. Pas de va et vient, pas de tableau d'annonces, pas de voix qui appelle les retardataires, le vent souffle presque dans les espaces vides. Incroyable. Les espaces et le temps prennent d'autres dimensions...
Quand enfin on nous fait signe d'embarquer, les sourires barrent les visages. Un hurle QUAND TE REVERRAI-JEEEE, et d'autres reprennent en choeur, PAYS MERVEILLEEEEEUX, moi je suis à bout d'émotions et je me prends en photo avec l'avion providentiel, un selfie avec un avion sérieux, regarde ce que tu me fais faire. A l'intérieur, on s'installe et message du commandant de bord disant qu'on est trop lourds. Quelles conséquences ? Ça finira jamais...

Je n'y croyais pas jusqu'au moment du décollage, et on a décollé. Volé par dessus les mers, et par dessus les terres, chouchoutés par le personnel de bord. On a même eu un lapin en chocolat de Pâques. On a volé jusqu'à Zurich, où l'homme à peine connu nous a récupérés pour nous emmener à Genève, en voiture et en pleine nuit. Qui est aussi généreux ?... je me suis laissée bercer par sa bonté. Une nuit là-bas, et le lendemain pas de train. Passage de la frontière, à pied. Le douanier a reculé d'un pas quand j'ai dit qu'on venait du Laos, j'aurais du tousser un peu.

Je suis passée chez mes cousines, accueillie à bras ouverts de loin,  et j'ai mangé une raclette! maintenant je suis, là, arrivée chez mon frère, au fond de la campagne, au creux des montagnes. Il fait un temps splendide, les oiseaux gazouillent et ma nièce parle. Il me semble inconcevable que 3 jours avant, je m'enivrais des frangipaniers et savourais les mangues gorgées de sucre. Je ne sais toujours pas combien va me coûter ce voyage suisse, et l'ambassade organise finalement un second vol. Je regrette un peu, ou pas, c'est fini tout ça pour moi. Le confinement commence et je me sens comme un pion qu'on a remis à sa place dans le jeu. Je disparais. Me cache dans la poubelle avec ma nièce. Je me reclippe dans ce pays qui n'est pas celui que j'ai quitté en novembre et qui ne le sera peut-être jamais plus. Ça gratte un peu.

vendredi 3 avril 2020

En ballotage

A Vientiane depuis le 27 mars.

Au début, les français comme tous ensemble en colonie de vacances, à attendre que Maman vienne nous chercher, mais on sait pas quand. On mange, on joue, on rit, on profite du soleil et de la piscine, des restos, des magasins de souvenirs, chargés chacun de nos voyages avortés ou prolongés, aucun dans la case normalité. On semble légers, confiants, bien qu'un peu tendus.

On nous dit une fois qu'il faudra une assurance qui veut bien payer pour nous, mais que j'ai pas, et que ça me stresse. On peut pas me laisser sur le carreau parce que j'ai pas le papier, quand même.

On nous dit une fois que personne pourra venir nous chercher, qu'on est trop loin.

Mais un soir, l'un de nous crie de la fenêtre que l'ambassade a envoyé un mail aux élus qui prendront le premier vol! Regardez chacun, vérifiez. L'espoir concentré dans la boule qui fait si mal, au creux du ventre et je tapote fébrilement mon téléphone, celui que j'ai acheté après m'être fait piquer le précédent que j'avais acheté après avoir fait tomber l'autre dans les toilettes de la boulangerie suisse où ils font du trop bon pain... pas de mail. J'entends des cris de joie, ils sont terriblement heureux, on va venir les chercher ! et moi on me laisse là. J'ai du mal à partager, je chiale en fontaine, j'ai juste peur qu'on m'oublie et qu'on ne vienne jamais pour moi. Les angoisses d'enfants remontent en tsunami.

On nous dit que l'hôtel va fermer et qu'on devra partir. On est contrariés, on a peur de ne pas avoir de chambre aussi cool. On aimait bien la piscine, même si elle était crado.

On nous parle du confinement, mais on ne connaît pas les modalités. On peur de ne pas pouvoir sortir acheter à manger.

Comme tombé du ciel, un inconnu me propose un vol mais pose des conditions. Je dois quitter mes frères de galère et partir seule, et payer cher, passer par Bangkok, prendre un autre avion... je suis déchirée entre l'envie de partir pour en finir, et la peur d'être seule. Je reste.

Et puis un autre mail ! Les familles et les personnes âgées ne remplissant pas le premier vol, ils le complètent avec les moins de 28 ans, c'est la fête ! Mais moi non. Pas assez vieille, trop vieille, pas de famille, pas de chance. Toujours pour les mêmes, les avantages et les réductions, et cette boule qui fait du yoyo de mon ventre à ma gorge.

On apprend que le vol est décalé de deux jours, ils avaient déjà préparé leurs sacs, eux, et fait le check out de l'hotel. Les restos ferment les uns après les autres. Certains épars reçoivent encore le fameux mail, suite à des désistements, sûrement. Mais pas moi.

Je déménage dans une guesthouse à l'écart du centre ville, où le propriétaire prête sa cuisine. Nous y sommes 5 bipèdes et des tas de bêtapoils. Une hygiène assez relative, un frigo qui ne marche pas, une chasse d'eau qui fuit. Il fait chaud, et le temps court au ralenti. On est pas trop mal, on boit des frites, on fume du vin et on fait des pétards.

1er avril. Boîte de réception. Je suis sur « une courte liste d'attente » et suis priée de me présenter à l'aéroport ce 2 avril à 17h au cas où il reste une petite place pour moi dans l'avion de rapatriement.
Je boucle mes bagages et pars sans savoir si je reviendrai. Mon ventre est en vrac de ne pas savoir si je serai 24h plus tard chez et avec mon frère à la campagne, ou dans cette chambre brûlante et sale, dans l'attente, encore. Pour la 5ème fois je dis au revoir à Patrick.

16h15, j'arrive à l'aéroport. Le parking est désert, la pulsation habituelle des lieux de passages transformée en respiration haletante. A bout de souffle. Les gens sont sages et masqués, ohé ohé, la queue est longue. Je ferais bien une blague salace si le contexte ne me pesait pas tant. Un bureau est installé devant la porte d'entrée. Un homme vérifie les passeports et pointe chaque Elu sur la liste. Tous passent ensuite au gel hydroalcoolique avant de se faire avaler par le ventre sacré. J'attends tremblante. Partira ? Partira pas ? Les gens autour de moi s'inquiètent de savoir s'ils auront des films à disposition, dans l'avion, et moi je pense à ma nièce et je rêve de sentir l'odeur de ses cheveux chatouiller mes narines. Je pense à son cadeau d'anniversaire que je n'ai pas eu le temps d'acheter. J'attends.

18h. Ne restent que quelques noms sur la liste principale et je m'approche. Le couperet va tomber. L'ambassadrice arrive et comme les stars devant les paparazzis, passe le nez baissé, caché dans son masque FFP2, la privilégiée. Elle fait des va et vient, narguant nos inquiétudes. Nous sommes une vingtaine. Elle se dirige vers un groupe de 4 personnes venues sans être sur liste d'attente et leur chuchote, on entend pas, ça discutaille, elle dit plus haut « Je vous fais confiance einh ! » et finalement sautent de joie. Se dirigent vers la porte. Sans explication, elle tourne le dos. J'hésite et je l'alpague : la liste d'attente ?... elle a l'air de s'en rappeler soudainement et demande qui a reçu ce mail. Nous sommes 8. Pourquoi nous, pourquoi pas eux ? Elle repart, revient, enjoint un couple hors liste d'attente d'aller enregistrer ses bagages, pourquoi ?, on reste en plan, on ne comprend pas, on attend, le pauvre homme au bureau transpire et nous jette des oeillades compatissantes, elle repart, elle revient, elle demande s'il reste des professions médicales, j'interroge la liste d'attente  et elle s'énerve mais pourquoi vous vous êtes pas manifestés plus tôt ? Elle se fout de notre gueule. Allez-y, fait-elle dans un geste mi agacé, mi méprisant. On s'avance vers le bureau et elle lance « Attendez ! », elle repart et revient, s'avance vers un petit couple qui semble en détresse, puis s'adresse à tous Est-ce qu'il y a des situations particulières ? Et on dit mais la liste d'attente ? Elle répond ah oui c'est vrai, allez-y toutes les deux, en me désignant, moi et ma compagne d'infortune... je vois le couple les larmes aux yeux et mon cerveau déconnecte de mon cœur, j'obéis à l'autorité parce qu'elle va dans mon sens et ne me traverse même pas l'idée de laisser ma place à de plus sensibles. Instinct bas de survie et j'ai honte. L'homme dégoulinant prend nos passeports et nos noms, dans mon ventre je sens l'explosion du câlin à faire à mon frère et elle crie Attendez ! Mes bagages sont posés juste devant la porte de l'aéroport et je ne pense plus, je ne comprends plus ce qui se passe. Je suis, nous sommes, les balles dans les mains de l'ambassadrice qui ne fait aucun effort d'empathie, qui hésite, qui s'embrouille, qui dit oui, qui dit non, qui joue avec nos nerfs comme un chat avec sa souris. Un coup de griffe par ci, par là, affolement général. Nous sommes choqués, donc calmes. Pas un ne bronche alors que tous au bord de l'apoplexie.

Elle part et revient, encore, et cette fois elle annonce. Il y a 372 personnes à bord et le commandant vient de me dire qu'il ne peut en accueillir que 369.

Non seulement nous n'embarquerons pas, mais 3 devront descendre de l'avion. Le personnel de bord n'avait pas été compté.

Un homme au badge « Ambassade de France » s'avance et nous parle. D'un vol suisse vers Zurich dimanche, il nous engage à le prendre « si nous avons les moyens ». 1500Francs suisses, auxquels ajouter la fin du trajet, alors que les rapatriés ont payé 450e. Il est en train de nous dire de ne pas compter sur eux ? Je ne comprends pas. Je lui demande son nom, il refuse de me le donner. « Je parle au nom de l'ambassade ». Courageux, en plus. L'ambassadrice revient et dit « ah non pardon il reste encore une place ! », c'est une blague ? une jeune volontaire débarquée ré-endosse le sac à dos... tous hagards devant la gestion de la situation. Antépénultième passage de l'ambassadrice, s'excuse du coin des lèvres. Tu m'étonnes. Dit que si certains de nous sont en difficulté, pas de problème on peut les appeler, ils ont des noms de guesthouses ouvertes. Trop sympa. Elle demande comment on va faire pour rentrer en ville et on en sait rien, pas de taxi, pas de tuk tuk et nos lourds bagages. « On va vous organiser ça, pas de problème ! » - saute sur l'occasion de s'occuper de nous, un filet de bonne conscience, après nous avoir vaillamment tabassés. Revient 3 minutes après et bredouille « Enfin, oui, vous pouvez aller sur la route, là-bas, y'a des tuk tuk... » et disparaît. Disparaît.

Nous voilà de nouveau livrés à nous-mêmes. Il est 19h30, la nuit nous enveloppe et la détresse un peu, aussi. La fatigue. A 5 nous partons chercher un tuk tuk, comme a dit la dame... nous trouvons, nous chargeons. 3 jeunes veulent se joindre et nous sommes finalement un tas de chair et de bagages, les jeunes sont montés sur le toit et leurs pieds pendent à côté de nos têtes, le tuk tuk tousse ses dernières forces sur ses pneus aplatis par nos poids, et nous sommes l'attraction de la soirée pour le peu de laotiens sur le pas de leurs portes. Le chauffeur est heureux qu'on lui rapporte autant et c'est au moins ça de gagné. Il se trompe de route, je dis Bo penyang, c'est vrai ? On est pas à ça près. Et finalement c'est la seule chose à dire.

3 avril, 13h. Ce qui se passe est pour moi à la fois fascinant et stressant. J'évite de penser à ce que j'aurais du faire, ou pas, à la succession des choix qui m'ont menée là et surtout à l'évolution de la situation sur le plan international. 

Je respire.

dimanche 29 mars 2020

Au royaume de fort fort lointain...


Je suis assise sur le canapé de l'hôtel. Vientiane. 29 mars. Avant-hier je pensais encore que j'allais passer quelques mois dans l'écrin de verdure où j'étais logée et nourrie en échange de mon travail, sur le plateau des Boloven. Je ne comprenais pas les gens, sur les groupes de voyageurs, qui continuaient à bouger, à potentiellement diffuser le virus, à se mettre en danger et à mettre en danger les autres. C'était facile, j'étais bien.

Et puis... lentement le Laos qui me semblait depuis début novembre une source inépuisable de découvertes et d'étonnement m'a claquée dans toute sa différence. J'ai compris à quel point je ne comprenais pas. La montée du racisme décrite par les voyageurs, les forces de police embarquant les gens pour des quarantaines, les discours évoquant un danger physique... l'angoisse est montée, avec le sentiment d'insécurité. Plutôt hypothétique pour l'instant, l'insécurité, mais dans ce manque de repères que j'ai recherché, qui m'a stimulée, et enrichie, aujourd'hui je perds pied. J'ai peur. Je ne sais pas à quoi m'attendre et l'imagination va bon train, alimentée par celle de ceux certains que nous vivons là, aujourd'hui, un effondrement global de la civilisation qui peut tourner au vinaigre.

Je crois comme nombre de nous que notre système fonce dans le mur et que l'effondrement est inévitable, et nécessaire. J'ai beaucoup écouté ceux qui en parlent, dans les derniers mois particulièrement, dans les dernières semaines surtout. Intellectuellement, je comprends, j'adhère souvent.

Mais au pied du mur, quand les questions se transforment en hypothèses tangibles, les tripes prennent le dessus et après l'injonction de l'ambassadeur aux touristes de rejoindre la capitale, en une demi-journée j'ai tout lâché pour monter, seule, dans ce tuk tuk dégueu qui passait sur la route Paksong/Pakse. Je me suis précipitée à Vientiane, comme les autres que je fustigeais, pour attendre dans un hôtel un éventuel rapatriement, et me voilà.

Le tuk tuk m'a déposé à un arrêt de bus, comme je lui avais demandé, non sans avoir tenté de nous escroquer, mon sac à dos, ma tête de blanche et moi. Un bus local partait un quart d'heure plus tard pour Vientiane et pour 100 000kip, soit 10euros - Banco, je n'ai pas hésité une demi seconde, persuadée que c'était mon jour de chance. Haha. J'embarque dans ce bus, donc, pour, je crois, une dizaine d'heures et devant l'état du destrier je doute profiter du voyage mais soit. Circonstances exceptionnelles. Départ 8h30, arrivée... 4h. Oui madame. Pour 600 petits km, je ne sais quels tours et détours nous avons faits dans ces campagnes pelées, tellement long !... j'ai dormi un peu, chatté beaucoup, béni toute cette bande d'amis présents de loin sur WhatsApp, encourageants, aidants, aimants, quelle chance j'ai !... arrivée de nuit à l'hôtel, porte fermée bien évidemment, j'ai tambouriné comme une acharnée à la vitre avant de me rendre compte que la porte d'à côté, elle, était ouverte. Le réceptionniste, en m'attendant, s'était, je pense, bien attaqué à la Bierlao, marmonnait sous son masque une bouillie d'anglais et de laotien que j'ai fini par interrompre en lui prenant les clés des mains, et promettant de le payer le lendemain. Il a pas bronché.
Oualah mes frères, je me suis rarement offert des hôtels comme ça, salle de bain dans la chambre, piscine et tout. Le must c'était le petit rasoir emballé à disposition près du savon qui m'a permis, d'abord, de me raser les aisselles en me réjouissant de me sentir plus humaine, et ensuite de remercier le vacillement de ce monde qui me fait penser qu'être humaine, c'est être rasée.
Ptit déj du lendemain avec tout plein de français, comme moi fraîchement débarqués à l'appel du tocsin. Thème de conversation unique. De nouveau pour moi anxiogènes, me parlent de documents à fournir pour prendre un vol maiscommentt'espasaucourant, et d'assurance qui doit couvrir je sais pas quoi maissitulaspastuvaspasembarquer, mon cœur s'emballe et je cours vers les Graal... au coin d'une rue j'aperçois cette famille que j'ai croisée ailleurs une fois, deux fois, trois fois, cette quatrième fois est un signe, je les hèle. Leur légèreté me fait du bien. Les enfants me font du bien. Leur confiance en la suite me fait du bien. Je reste avec eux toute la journée et j'oublie les graal, jusqu'à changer d'hôtel pour être près d'eux. La famille.

J'ai connu Vientiane à mon arrivée au Laos, puis lors de cette semaine d'appendicite début janvier. J'avais trouvé la ville trop
grouillante, trop bruyante, trop polluée, trop de tout partout et aujourd'hui... la chaleur pèse sur la vacuité des rues. Les rideaux sont tombés sur les restaurants, les auberges de jeunesse, les shops de toutes sortes qui fleurissaient à chaque coin de rue. Une voiture de temps en temps, quelques tuk tuk désoeuvrés. Pas d'autre chat que ces touristes errants, hagards, cherchant un endroit où manger. Presqu'uniquement des français, et l'on refait communauté ! une chaleur qui ne fait pas transpirer. Je passe de longs moments avec eux, et puis je ferme la porte de ma chambre de semi-luxe. « Best home away from home ».

Je suis seule, nue, face mon sac à dos, à 10 000km de ceux que j'aime, sans savoir comment ni quand je remettrai les pieds chez moi, et soudain son contenu me semble terriblement futile. Mon appareil photo auquel je tenais tant, plein de ces presque 5 mois de regards croisés, de détails que je voulais graver. Ma boîte à
merveilles, cette boîte en carton que mes cousines m'ont envoyée ici pleine de gâteaux de Noël, que j'ai avidement vidée pour la remplir de cailloux, de graines, de feuilles, de petits bouts de riens que j'aime caresser du doigt et de l'oeil, et qui ne servent à rien. Les quelques souvenirs que j'ai serrés pour ma famille. Mes bijoux, mes 4 paires de chaussures et mon épilateur électrique, sérieux. J'ai le sens des priorités. Le contenu de mon sac 1ers secours a changé. J'y ai mis l'album photo que mon frère m'a offert avant mon départ, la petite boîte cœur de mes parents, le foulard de Sarah, la pierre de lune de Denis. Un livre, et mon téléphone. Sans lien je meurs.

Au pied du mur, quand les questions se transforment en hypothèses tangibles, les priorités de chacun se dégagent, et c'est parfois douloureux. Mes choix m'ont amenée ici, à ça, et je ne regrette rien parce que j'ai toujours fait ce que je pensais le mieux. Pas à pas la situation va se décanter, pour moi comme pour vous, là-bas, qui faites partie de ma vie et qui vivez différemment ces temps incertains. On courbe l'échine et après on recommence autrement ?

Vous me manquez.



jeudi 19 mars 2020

Putain, deux ans...

Elle ouvrait ses yeux il y a deux ans aujourd'hui, ma nièce, ses beaux yeux bleus étonnés sur sa bouille toute ronde de bébé. Prête à la vie, ma Schmoke.

Il y a deux ans aujourd'hui, une épidémie de grippe confinait son premier cri. Son papa, sa maman, et elle, dans leur bulle d'éternité. Instants privilégiés.

20 mars 2020. Son papa, sa maman, et elle, confinés encore. Ma petite boule aux yeux bleus commence à parler, et continue de comprendre. Pas réussi à dormir, dans le lit-maison de sa jolie chambre toute neuve. Elle se demande ce qui se passe, dans ce drôle de monde qu'elle apprend à connaître.

Elle ne sait pas encore que nous, les grands, avons saccagé ce qui aurait pu être son paradis.
Elle ne sait pas encore qu'on a étouffé les tortues de nos sacs en plastique, brûlé des forêts primaires pour assouvir nos désirs consuméristes, appauvri la terre, intoxiqué l'air.
Elle ne sait pas encore à quel point nous nous sommes isolés les uns des autres, roulant chacun dans sa vie étriquée, métro boulot dodo, elle ne sait pas encore comment nous avons pu tellement nous éloigner de l'essentiel. Partager, échanger, aimer. Planter. Respirer. Embrasser, rire, jouer. Caresser un lapin. Ramasser un haricot. Tremper l'orteil dans la rivière.

Que ressentira-t-elle quand elle comprendra? 

J'ai honte, honte d'avoir participé à toute cette mascarade, et encore plus d'espérer en secret que tout redevienne comme avant. Parce que j'ai peur. J'ai honte et j'ai peur, et j'ai honte d'avoir peur.

Elle ouvrait ses yeux il y a deux ans aujourd'hui, et c'est elle qui reconstruira sur le bordel qu'on lui a laissé. Avec sa force, et ses idées, avec l'amour et la confiance qu'on lui aura donnés. Elle et Tessa, Noé, Jeanne, Léonie, Gaspard, Lucien et leurs petits frères et sœurs, tous ceux là qui se demandent ce qui se passe, dans ce drôle de monde qu'il apprennent à connaître, et qu'ils vont devoir réinventer, avec l'or de leur tête et de leur cœur, que leur offrent chaque jour l'amour de leurs parents... et de leurs tantes, aussi, un peu.

mardi 17 mars 2020

Chronique exilée #1


18 mars, 10h du matin. Le mois dernier, le monde était différent. J'assiste à ça du Laos, je ne suis pas chez moi, je n'ai plus de repère. Tout bascule.

Début janvier j'étais dans le presque cœur du cyclone, à côté de la Chine. Mes proches s'inquiétaient un peu, de me savoir ici. Le vent a tourné. Doucement, d'abord, puis s'est accéléré. On a commencé à entendre qu'il y avait des cas en Italie, en Espagne, en France, rien d'inquiétant. Puis au Vietnam, alors qu'ils avaient soigné les derniers cas, une recrudescence due au retour sur le sol d'une jet setteuse adepte des défilés de mode italiens, et des mesures drastiques. Fermeture des frontières aux européens. Le vent tourne. Dans ces pays anciennement colonisés, où restent des traces profondes du passage des français, on est aujourd'hui pestiférés. On nous raconte des histoires de français coincés sur un bateau croisière, au large des côtés cambodgiennes, refusés par tous les pays limitrophes. On entend des cas de personnes hagardes dans les rues vietnamiennes, refusées par les hotels, les restaurants, les bus. On nous raconte des descentes de militaires chopant des européens effrayés pour les mettre en quarantaine. Ça fait bizarre, ça, de savoir sa « race » rejetée. Comme un rire grinçant, tu as voir ce que ça fait.

L'heure n'est plus au tourisme. Chacun fait son choix ; tenter de rentrer, tant bien que mal, ou rester. Rester.

Je suis partie pour rompre avec mon quotidien. Pour sortir de ma zone de confort, comme on dit. J'ai passé 3 mois à découvrir la richesse de la philosophie permaculture, à m'imprégner des bribes de culture laotienne auxquelles j'avais accès, à apprendre à vivre avec des gens fondamentalement différents de moi. Je me suis enrichie, profondément.
Une parenthèse de presque 3 semaines de vacances au Vietnam, touriste lambda, nomade, backpack, légère.
Maintenant une autre étape du voyage s'amorce. Inconnue. J'entre, comme beaucoup, dans une période où seront révélées mes propres capacités. Où la remise en question sera essentielle. La déstabilisation du monde comme on le connaît doit être accompagnée d'une révolution intérieure. Redéfinir ses priorités. Il se dit officieusement que le Laos compte une cinquantaine de cas et que les mesures prises seront fidèles au régime. Je suis loin de la ville et des foules, je crois que je suis en sécurité.

Vue d'ici, la France est en état de guerre. J'imagine le vent faisant rouler les feuilles mortes dans les rues vides. J'imagine mes nièces jouant silencieusement dans un coin sombre des salons pendant que leurs parents calculent les rations des semaines à venir et mes parents désherbant compulsivement les massifs « en attendant ».

En attendant.

Le temps suspend son vol, les caféiers fleurissent et embaument la nouvelle ère.