A Vientiane depuis le 27 mars.
Au début, les français
comme tous ensemble en colonie de vacances, à attendre que Maman
vienne nous chercher, mais on sait pas quand. On mange, on joue, on
rit, on profite du soleil et de la piscine, des restos, des magasins
de souvenirs, chargés chacun de nos voyages avortés ou prolongés,
aucun dans la case normalité. On semble légers, confiants, bien
qu'un peu tendus.
On nous dit une fois
qu'il faudra une assurance qui veut bien payer pour nous, mais que
j'ai pas, et que ça me stresse. On peut pas me laisser sur le
carreau parce que j'ai pas le papier, quand même.
On nous dit une fois que
personne pourra venir nous chercher, qu'on est trop loin.
Mais un soir, l'un de
nous crie de la fenêtre que l'ambassade a envoyé un mail aux élus
qui prendront le premier vol! Regardez chacun, vérifiez. L'espoir
concentré dans la boule qui fait si mal, au creux du ventre et je
tapote fébrilement mon téléphone, celui que j'ai acheté après
m'être fait piquer le précédent que j'avais acheté après avoir
fait tomber l'autre dans les toilettes de la boulangerie suisse où
ils font du trop bon pain... pas de mail. J'entends des cris de joie,
ils sont terriblement heureux, on va venir les chercher ! et moi
on me laisse là. J'ai du mal à partager, je chiale en fontaine,
j'ai juste peur qu'on m'oublie et qu'on ne vienne jamais pour moi.
Les angoisses d'enfants remontent en tsunami.
On nous dit que l'hôtel
va fermer et qu'on devra partir. On est contrariés, on a peur de ne
pas avoir de chambre aussi cool. On aimait bien la piscine, même si
elle était crado.
On nous parle du
confinement, mais on ne connaît pas les modalités. On peur de ne
pas pouvoir sortir acheter à manger.
Comme tombé du ciel, un
inconnu me propose un vol mais pose des conditions. Je dois quitter
mes frères de galère et partir seule, et payer cher, passer par
Bangkok, prendre un autre avion... je suis déchirée entre l'envie
de partir pour en finir, et la peur d'être seule. Je reste.
Et puis un autre mail !
Les familles et les personnes âgées ne remplissant pas le premier
vol, ils le complètent avec les moins de 28 ans, c'est la fête !
Mais moi non. Pas assez vieille, trop vieille, pas de famille, pas de
chance. Toujours pour les mêmes, les avantages et les réductions,
et cette boule qui fait du yoyo de mon ventre à ma gorge.
On apprend que le vol est
décalé de deux jours, ils avaient déjà préparé leurs sacs, eux,
et fait le check out de l'hotel. Les restos ferment les uns après
les autres. Certains épars reçoivent encore le fameux mail, suite à
des désistements, sûrement. Mais pas moi.
Je déménage dans une
guesthouse à l'écart du centre ville, où le propriétaire prête
sa cuisine. Nous y sommes 5 bipèdes et des tas de bêtapoils. Une
hygiène assez relative, un frigo qui ne marche pas, une chasse d'eau
qui fuit. Il fait chaud, et le temps court au ralenti. On est pas
trop mal, on boit des frites, on fume du vin et on fait des pétards.
1er avril. Boîte de
réception. Je suis sur « une courte liste d'attente » et
suis priée de me présenter à l'aéroport ce 2 avril à 17h au cas
où il reste une petite place pour moi dans l'avion de rapatriement.
Je boucle mes bagages et
pars sans savoir si je reviendrai. Mon ventre est en vrac de ne pas
savoir si je serai 24h plus tard chez et avec mon frère à la
campagne, ou dans cette chambre brûlante et sale, dans l'attente,
encore. Pour la 5ème fois je dis au revoir à Patrick.
16h15, j'arrive à
l'aéroport. Le parking est désert, la pulsation habituelle des
lieux de passages transformée en respiration haletante. A bout
de souffle. Les gens sont sages et
masqués, ohé ohé, la queue est longue. Je ferais bien une blague
salace si le contexte ne me pesait pas tant. Un bureau est installé
devant la porte d'entrée. Un homme vérifie les passeports et pointe
chaque Elu sur la liste. Tous passent ensuite au gel hydroalcoolique
avant de se faire avaler par le ventre sacré. J'attends tremblante.
Partira ? Partira pas ? Les gens autour de moi s'inquiètent
de savoir s'ils auront des films à disposition, dans l'avion, et moi
je pense à ma nièce et je rêve de sentir l'odeur de ses cheveux
chatouiller mes narines. Je pense à son cadeau d'anniversaire que je
n'ai pas eu le temps d'acheter. J'attends.
18h. Ne restent que
quelques noms sur la liste principale et je m'approche. Le couperet
va tomber. L'ambassadrice arrive et comme les stars devant les
paparazzis, passe le nez baissé, caché dans son masque FFP2, la
privilégiée. Elle fait des va et vient, narguant nos inquiétudes.
Nous sommes une vingtaine. Elle se dirige vers un groupe de 4
personnes venues sans être sur liste d'attente et leur chuchote, on
entend pas, ça discutaille, elle dit plus haut « Je vous fais
confiance einh ! » et finalement sautent de joie. Se
dirigent vers la porte. Sans explication, elle tourne le dos.
J'hésite et je l'alpague : la liste d'attente ?... elle a
l'air de s'en rappeler soudainement et demande qui a reçu ce mail.
Nous sommes 8. Pourquoi nous, pourquoi pas eux ? Elle repart,
revient, enjoint un couple hors liste d'attente d'aller enregistrer
ses bagages, pourquoi ?, on reste en plan, on ne comprend pas,
on attend, le pauvre homme au bureau transpire et nous jette des
oeillades compatissantes, elle repart, elle revient, elle demande
s'il reste des professions médicales, j'interroge la liste
d'attente et elle s'énerve mais pourquoi vous vous êtes pas
manifestés plus tôt ? Elle se fout de notre gueule. Allez-y,
fait-elle dans un geste mi agacé, mi méprisant. On s'avance vers le
bureau et elle lance « Attendez ! », elle repart et
revient, s'avance vers un petit couple qui semble en détresse, puis
s'adresse à tous Est-ce qu'il y a des situations particulières ?
Et on dit mais la liste d'attente ? Elle répond ah oui c'est
vrai, allez-y toutes les deux, en me désignant, moi et ma compagne
d'infortune... je vois le couple les larmes aux yeux et mon cerveau
déconnecte de mon cœur, j'obéis à l'autorité parce qu'elle va
dans mon sens et ne me traverse même pas l'idée de laisser ma place
à de plus sensibles. Instinct bas de survie et j'ai honte. L'homme
dégoulinant prend nos passeports et nos noms, dans mon ventre je
sens l'explosion du câlin à faire à mon frère et elle crie
Attendez ! Mes bagages sont posés juste devant la porte de
l'aéroport et je ne pense plus, je ne comprends plus ce qui se
passe. Je suis, nous sommes, les balles dans les mains de
l'ambassadrice qui ne fait aucun effort d'empathie, qui hésite, qui
s'embrouille, qui dit oui, qui dit non, qui joue avec nos nerfs comme
un chat avec sa souris. Un coup de griffe par ci, par là, affolement
général. Nous sommes choqués, donc calmes. Pas un ne bronche alors
que tous au bord de l'apoplexie.
Elle part et revient,
encore, et cette fois elle annonce. Il y a 372 personnes à bord et
le commandant vient de me dire qu'il ne peut en accueillir que 369.
Non seulement nous
n'embarquerons pas, mais 3 devront descendre de l'avion. Le personnel
de bord n'avait pas été compté.
Un homme au badge
« Ambassade de France » s'avance et nous parle. D'un vol
suisse vers Zurich dimanche, il nous engage à le prendre « si
nous avons les moyens ». 1500Francs suisses, auxquels ajouter
la fin du trajet, alors que les rapatriés ont payé 450e. Il est en
train de nous dire de ne pas compter sur eux ? Je ne comprends
pas. Je lui demande son nom, il refuse de me le donner. « Je
parle au nom de l'ambassade ». Courageux, en plus.
L'ambassadrice revient et dit « ah non pardon il reste encore
une place ! », c'est une blague ? une jeune
volontaire débarquée ré-endosse le sac à dos... tous hagards
devant la gestion de la situation. Antépénultième passage de
l'ambassadrice, s'excuse du coin des lèvres. Tu m'étonnes. Dit que
si certains de nous sont en difficulté, pas de problème on peut les
appeler, ils ont des noms de guesthouses ouvertes. Trop sympa. Elle
demande comment on va faire pour rentrer en ville et on en sait rien,
pas de taxi, pas de tuk tuk et nos lourds bagages. « On va vous
organiser ça, pas de problème ! » - saute sur l'occasion
de s'occuper de nous, un filet de bonne conscience, après nous avoir
vaillamment tabassés. Revient 3 minutes après et bredouille
« Enfin, oui, vous pouvez aller sur la route, là-bas, y'a des
tuk tuk... » et disparaît. Disparaît.
Nous voilà de nouveau
livrés à nous-mêmes. Il est 19h30, la nuit nous enveloppe et la
détresse un peu, aussi. La fatigue. A 5 nous partons chercher un tuk
tuk, comme a dit la dame... nous trouvons, nous chargeons. 3 jeunes
veulent se joindre et nous sommes finalement un tas de chair et de
bagages, les jeunes sont montés sur le toit et leurs pieds pendent à
côté de nos têtes, le tuk tuk tousse ses dernières forces sur ses
pneus aplatis par nos poids, et nous sommes l'attraction de la soirée
pour le peu de laotiens sur le pas de leurs portes. Le chauffeur est
heureux qu'on lui rapporte autant et c'est au moins ça de gagné. Il
se trompe de route, je dis Bo penyang, c'est vrai ? On est pas à
ça près. Et finalement c'est la seule chose à dire.
3 avril, 13h. Ce qui se
passe est pour moi à la fois fascinant et stressant. J'évite de
penser à ce que j'aurais du faire, ou pas, à la succession des
choix qui m'ont menée là et surtout à l'évolution de la situation
sur le plan international.
Je respire.