
Il a les yeux d'une
tendresse infinie et la coupe au carré, les bras peints de tatouages
et la voix douce, mais ferme. Il est discrètement généreux, et
pudiquement présent.
Le phoénix est une
femme, et il s'appelle Delphine. Des années de galère, ses filles
sous le bras et le frigo vide, elle a bataillé pour sa survie et
celle de ses lionceaux. Elle avait pas la forme quand je l'ai connue,
mais sa force et sa rage l'ont tenue droite, toujours. Elle a menée
ses combats, personnels, professionnels, et elle l'a gagnée, sa
guerre ! Elle bouillonne encore de projets et d'envies, fait de
chaque difficulté un pari. Delphine, c'est mon héroïne.
Elle est confinée avec
ses deux filles depuis le 17 mars, dans son appartement lyonnais. Son
quotidien d'assistante maternelle est bouleversé, du lever au
coucher, il a fallu tout réorganiser, entre travail et école à la
maison. Sur les deux enfants qu'elle accueille à temps complet,
l'une a été confinée d'office dès le premier jour, black out,
mais le second continue de venir, largué chaque matin par ses
parents qui travaillent à la maison. Delphine ça l'agace un peu, et
elle ose pas dire qu'elle préférerait qu'il reste chez lui. Dur dur
de gérer le petit et ses deux grandes. Y'a des jours où ça va, et
d'autres moins, parfois les filles se lèvent de mauvaise humeur,
faut s'adapter... mais Delphine est une maman de compèt. Elle puise
dans ses réservoirs et sort sa baguette magique pour mobiliser ses
filles sur ci ou ça, sur d'hilarants remakes des clips de maître
Gims ou sur la classe qu'elle assure. Elle assure, la classe. Grâce
au super travail des maîtresses qui font des vidéos Youtube et des
cours en visio, et surtout, surtout, qui lancent des défis adorés
des filles.
Papier toilette, épluchures de crayons, boîtes à
chaussures, tout ce qui passe se découpe, se colle, se plie, se
transforme en mondes fantastiques et les imaginations soulèvent les
4 murs des confinées! Leur créativité n'avait jamais été si
bouillonnante, si ingénieuse, si joyeuse. Et puis ça permet, faut
le dire, de faire du tri, du rangement, dans les commodes et les
placards, ça déballe, ça virevolte, ça classe, ça jette, ça
joint l'utile à l'agréable. Dur d'imaginer que d'autres tournent en
rond quand on voit pas ses journées passer !
Mais quand même, les 3
princesses se sentent un peu seules dans leur donjon. La vie ne
jaillit plus des rues, le temps s'est arrêté. Loin du monde. Le
prince charmant confiné chez lui, à 50 km, et Delphine se languit.
Ils se voient beaucoup, d'habitude, profitent des temps avec et sans
enfants et là c'est grand blanc. Un manque. Ils s'appellent dès
qu'ils peuvent, tôt le matin, tard le soir, à la pause pipi, entre
deux boules de papier mâché, à l'heure du café et à celle du
digeo... la semaine dernière, il a craqué, et débarqué, sur son
fidèle destrier. Ils ont passé deux jours ensemble dans un cocon, un
coconfiné, mais en vrai c'est pas trop leur truc. Ils ont tourné en
rond. Tourné, tourné, tourné, et zuiiiiing ont profité de la
force centrifuge pour gicler de la réalité et faire jaillir les
idées, leur prochain premier resto, leur prochain premier week-end,
leurs prochaines premières vacances et même pas loin, on s'en fout!
A califourchon sur leurs rêves ils se sont projetés dans l'Après.
Après, c'est aussi quand
tous les événements familiaux qu'elle attendait impatiemment seront
reprogrammés. Quand sa cousine pourra repenser à son mariage
annulé, auquel Delphine était témoin. C'était dur, d'accepter de
repousser ce qui est réfléchi par tant de proches depuis tant de
temps, à cause du pire truc qui puisse arriver au monde... mais tout
le monde va bien, dans sa famille, et c'est le principal. Le mariage
est décalé d'un an ou deux, et puis l'espoir se porte sur les
vacances d'été. Ensemble. En attendant, nécessité de trouver
d'autres moyens, de se parler autrement, des appels famille en visio
tous les deux jours, avec sa mère, avec sa sœur et sa nièce, avec
sa mère, sa sœur et sa nièce, avec la sœur, sa nièce et sa
cousine, elles ont été jusqu'à 8 à se parler, de toutes façons
ça ne marchait pas à plus de 8. Des apéros, des baccalauréats
comme on faisait à l'école, elles ont toujours quelque chose à se
dire et on rigole de bêtises, de choses simples, une grimace peut
nous tenir 5 minutes et finalement tout ça, c'est émouvant... on se
parle plus maintenant en visio qu'en temps normal, où on ne prend le
temps de rien... c'est vraiment top.
Elle dit beaucoup ça,
c'est top. Elle veut voir le monde en positif, toujours, le calme des
rues qui lui a permis d'ouvrir enfin les fenêtres sur la rue, les
légumes qu'elle a pu aller chercher au jardin partagé, la joie de
ses filles, la présence indéfectibles des siens et puis... elle
finit par évoquer le pique-nique et le match de foot qu'elle a vus
organisés malgré les consignes, et les gens qui vont dans les parcs
en sautant par dessus les portails cadenassés. Elle décrit la
saleté des rues, et les remarques qu'on lui fait lorsqu'elle sort
avec ses filles faire les courses... des enfants, dehors ?...
elle raconte surtout ce qu'elle a vu à Carrefour ce premier week end
de confinement. Choquée , profondément, par ceux qui se
battaient pour un paquet de farine, des chiens enragés sur un
morceau de viande, et elle est restée plantée là, dans les rayons,
à plus savoir que faire devant l'impressionnante bêtise humaine.
Dégoûtée. Effarée. Effrayée de constater que les gens deviennent
fous, elle dit si un jour ça devient plus grave ils vont se manger
entre eux. J'ai peur.
Elise et Manon me
laissent un petit message, de leurs petites voix de petites filles.
« Bonjour Alexia, on espère que tu vas bien, nous on va hyper
bien, on est sages, et on est confinées. » Elles n'ont pas
peur, elles. Elles savent que dans ce monde qui marche sur la tête,
Maman est là, chaque jour, qui veille.
Terriblement émouvant, tot juste, bravo !
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