vendredi 1 mai 2020

Au temps du Corona - Sarah, Port au Prince, Haïti

C'est la fille de l'ancienne copine du père de mon ex. Tu suis ? Je
l'ai connue haute comme ça, ou presque, elle aimait le cheval et les bijoux afro. Discrète et belle dans sa fière adolescence.

Elle est aujourd'hui une Femme, une vraie, de celles qu'on admire et qu'on dessine, de celles qui font peur et qui font de gros doigts d'honneur aux stéréotypes de tous genres. Elle est infirmière pour Médecins Sans Frontières. Un jour elle m'a dit que les gens lui posaient peu de questions sur ses missions, elle pense que c'est parce que ça rendrait leur quotidien vachement moins agréable, moins tolérable. Ça la pince quelque part, un peu fort selon les moments, mais finalement ça lui va de pas salir les autres de la boue qu'elle ramène sous ses chaussures... elles les retrouve à chaque fois tout propres, comme avant. Elle continue comme ça.

C'était facile, pour moi, de fermer les yeux, très fort, et chanter LALALALA les mains sur les oreilles pour pas entendre ce qu'elle a à dire aujourd'hui. Rester tranquillement confinée dans le canapé en me plaignant de m'ennuyer. Comme j'aurais pu ne pas lire l'article sur les prostituées qui crèvent au bois de Boulogne, ou ne pas regarder le reportage sur les violences policières dans les banlieues. Ça me donne l'impression, en m'insurgeant vaguement, de faire quelque chose ; on est d'accord, ça donne une ombre de bonne conscience mais ça sert à rien. Sarah, elle, elle sert.

Elle profite d'une pause pour me laisser des messages. 7 messages d'une minute pour résumer ce qu'elle vit en Haiti, ça fait pas beaucoup pour trop d'émotions. On lui a demandé, là-bas, de prendre un poste de Responsable Qualité, elle dit ça pète un peu des culs mais personne sait vraiment ce que ça veut dire. Ça fout la trouille quand on est jamais sorti du bloc.

3 semaines de formation et elle se jette.
Dans un gros hôpital qui fonctionne très bien, une importante équipe d'expatriés qui bosse, qui communique, qui pense des projets de ouf, genre devenir un centre de formation pour jeunes médecins. Au début c'était grisant, ambitieux, un peu la classe. Quelques semaines d'émulation,

puis Covid.

L'ambassade propose un vol de rapatriement et plus de la moitié des expat' part. L'intégralité de l'équipe médicale, anesthésistes, chirurgiens, urgentistes, partis. Voilà. Tous partis. Se sont retrouvés dix clampins pour tenir un hôpital de 300 personnes, restent de supers médecins haïtiens mais qu'il faut encadrer et ils rament, elle rame, ils font semblant de travailler normalement alors que tout le monde est obnubilé par cette connerie. Le virus. Se protéger. Ils font comme s'ils allaient travailler normalement, maintenir leurs activités traumato, gros accidentés de la route et blessés par balle, c'est pas un centre Covid, et ça va pas le devenir. Mais pour pouvoir continuer à soigner ceux-là, il faut des masques, et pour être sûr d'avoir des masques, faut les mettre sous clés parce qu'ils se font tout chourer, savon, gel hydroalcooliques et même une machine de réa qui coûte 1500 balles. Des cadenas. Aux portes. Si on fait pas ça comme des connards de blancs on va devoir fermer l'hôpital, et elle dégage : ce n'est pas acceptable d'arrêter de proposer des soins à la communauté.

Alors ils mettent des cadenas. Aux liens. Elle n'a plus de temps à passer avec les patients. Plus de temps non plus, à passer avec les infirmiers, plus le temps de les former, de leur parler, même plus le temps de se rappeler leurs prénoms et le rapport devient dégueulasse. Méfiance, partout, défiance un peu, ne se sentent pas protégés, manque de masque, de blouses, de lunettes, et on peut pas leur donner tort. Y'a pas grand chose. Elle rigole, jaune, d'avoir couru coudre en catastrophe quelques masques, bigarrés, dans un autre centre MSF qui a une machine à coudre. Sont démunis. Ils ont peur. Quand elle parle, elle dit des mots qui ne sortent pas, ce désespoir de porter la responsabilité d'une situation qu'elle ne maîtrise pas. Elle dégage, gun sur la tempe: c'est acceptable d'avoir un rapport de merde avec le staff, quand tu fais ce métier c'est pour garantir un accès aux soins, pas pour te faire des potes.

J'ai du mal à trouver le sens de tout ça... j'avais 17 ans quand je suis entrée à l'école, ça fait dix ans que je suis soignante. Je suis pas rentrée à MSF pour sauver le monde mais pour trouver un sens... je le trouvais pas dans les cliniques en France où on fait des anesthésies pour des liftings et des liposuccions mais là... j'ai pas fait ce métier pour faire ce que je fais aujourd'hui. Je suis pas flic.

Vendredi, un autre avion part de Port-au-Prince. La directrice des Soins Infirmiers, qui restait, le prendra. Ses deux parents sont atteints du coronavirus, dans le coma, ils meurent. Sarah prendra sa place.

127 personnes sous ma responsabilité. Ça demande une expérience que j'ai pas, des compétences que j'ai pas... alors là, bah... alors là, autant te dire... bah moi je… je sais pas. Je dors déjà pas beaucoup, je pleure pas mal, et le pire c'est que j'ai commencé à faire un truc qu'est pas bon. Je compte les semaines. Quand t'en es là c'est que c'est la merde...

Elle en a fait 9. Il en reste 14. Dehors, les jeunes jouent avec des mitraillettes.

Elle se persuade que c'est pas le moment de se poser des questions. Elle doit jongler avec ses deux casquettes, ses deux ordinateurs et ses tonnes de clés. Pallier les manques, de matériel, de professionnels, de confiance, d'énergie, de sommeil. Comprendre un peu ce qu'elle doit faire et dégager des priorités. Assurer ces réunions qu'elle doit diriger. Tenir face aux autres qui, comme elle, sûrement, sont à cran. Ce sera dur à en pleurer encore des litres. Elle ne fera pas tout parfaitement, elle oubliera des trucs et sera maladroite, parfois, mais elle le fera. Elle ne le sait pas mais elle le fera et quand elle rentrera, elle sera encore une autre, comme à chaque fois qu'elle rentre. Elle poussera la porte de chez son chez elle, elle glissera les pieds dans ses chaussons, elle embrassera ses frères et là, dans son canapé, elle se posera des questions.






4 commentaires:

  1. Bon, ben.. voilà.. ça calme ! Et puis ça reste un peu en travers du gosier, aussi, et c'est fait pour. Respect.

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  2. je pensais que se serais dur, mais pas jusque là, dommage que msf n'est pas voulu de moi, j aurais pu faire cette mission, on aurais ramer mais a 2 des fois c'est moins dur.
    je pense a toi, et j'espere te revoir bientot, je n'est toujours pas vu ta cuisine!!

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