J'avais évoqué ce vol
suisse vers Zurich le 5, que l'ambassade de France nous engageait
fortement à prendre, comme pour se débarrasser de nous. Hop hop hop
les chouineurs, arrêtez de traîner dans nos pattes et barrez-vous.
Patrick nous avait tous deux inscrit comme volontaires, ce soir du 2
avril, histoire d'être notés et de pouvoir y réfléchir calmement.
Réponse le 4 à 14h30.
Les suisses nous proposent le vol. La mère de Patrick informée de
cette possibilité avait anticipé nos difficultés et organisé
notre retour en France avec une efficacité redoutable, l'un de ses
amis proposait de nous conduire de Zurich à Genève dans la nuit,
pour prendre un train Genève Lyon dès le lundi matin. Les suisses
proposent le vol, mais continuent à ne pas donner le prix. Ils
souhaitent nous faire signer une reconnaissance de dette : je
dois m'engager à payer le vol à la Confédération Suisse quel
qu'en soit le montant, que je connaîtrai après l'arrivée. J'ai une
heure pour réfléchir.
C'est scandaleux.
Je leur réponds dans la
minute en leur demandant une fourchette de prix qu'ils refusent de me
donner, garantissant « le tarif moyen pour un vol de ce type »,
j'insiste mais me renvoient le même mail type. Conflit intérieur.
Je veux rentrer, à n'importe quel prix ? Joker - je passe des
coups de fil à des amis. Estomaqués. Même ma tante qui connaît
bien la Suisse, reste dubitative. Elle propose d'appeler, l'ambassade
de Suisse en Thaïlande, l'ambassade de France au Laos, l'ambassade
de France en Suisse, je crois même qu'elle a appelé l'ambassade du
Soudan en Arménie, ma tante elle est trop douée pour avoir des
infos. Mais au bout du compte, elle sait pas trop non plus, et mon
père me dit que le ministère des Affaires Etrangères lui disent
que je dois pas prendre ce vol, et Patrick me dit que je sais plus ce
que je veux, bordel, si je veux rentrer faut pas réfléchir, et nos
compatriotes coincés à Vientiane sont choqués des différences
entre les rapatriés arrivés à Paris pour 450e et nous qui pouvons
arriver à Zurich pour le triple. Les Belges, eux, organisent un
trajet en bus Zurich/Bruxelles pour 120e par tête. La France rien.
Encore rien. Et ça dissuade, être coincé en Suisse c'est pas les
mêmes prix qu'à Vientiane. L'ambassade de France continue à nous
dire « On réfléchit au 2ème rapatriement, aucune autre
précision ».
Dans ma tête c'est
chaos, entre ma raison qui refuse de se plier à la peur et au
chantage, si tu prends pas celui-là t'en auras peut-être pas
d'autre !, entre mes tripes qui veulent juste retourner à la
maison et mon cœur qui s'accroche au Laos... Patrick prépare tous
les papiers à remplir, ils sont sérieux les suisses, et attend ma
réponse, et son attente, et ce choix à faire, et l'heure butoir, et
tous les jours derniers, ça fait beaucoup. Quelqu'un finit par me
dise « Tu sais, tu te rappelleras pas combien tu auras payé ce
vol. Mais pour sûr tu te rappelleras les 5 mois qui l'ont
précédé... », ça m'a décidée. J'ai dit OK à 15h55.
Ambiance étrange, le
soir, avec nos compagnons qui restaient. Je me sens coupable de les
laisser. Il me touche, qui dégouline de culture et sensibilité,
elle, sa beauté naturelle percutante et ses réflexions acérées,
et le dernier si heureux de notre petite vie de communauté,
installée. Je suis démunie.
Dimanche matin, départ.
Je prends conscience, un peu, que je quitte la situation mais aussi
ce pays que j'ai tant aimé. Que j'ai savouré. Je quitte toutes ces
fleurs et le riz gluant, la végétation qui respire par chaque pore
de la ville, les petites chaises en plastique et les cuillères
rigolotes. Je quitte encore Luang Prabang, je quitte les aventures à
l'hôpital, les vacances avec Laurie, les 4000 îles, les plantations
de café. Sur le chemin de l'aéroport, sur le quai du Mékong, un
cheval marche, seul, la bride traînant. Image surréaliste d'un film
post apocalyptique.
A l'aéroport, même
scène que 3 jours plus tôt. Une file d'attente. L'ambassadrice de
France fait son petit tour et nous « souhaite un
bon vol, en
espérant qu'on aura pas une trop mauvaise image du Laos ». Du
Laos, non. J'ai failli lui foutre un coup dans les tibias.
L’ambassadeur belge dit
à certains, mais le message passe vite, que 28 suisses se sont
manifestés la veille au soir et qu'ils sont prioritaires, que tout
le monde ne pourra certainement pas embarquer. Ça recommence... je
passe le premier bureau sans problème mais je suis stoppée par des
cosmonautes en blanc qui me font asseoir sur le côté. J'ai de la
température. Tout à coup je me vois enfermée dans une salle sans
fenêtre, sur une paillasse pendant 3 semaines, nourrie avec un bol
de riz passé par la chatière et ça me fait moyen rigoler.
J'attends, ruisselante, un autre thermomètre sous le bras.
L'infirmière vient checker, et finalement me laisse passer. Je suis
une flaque. Encore une frayeur quand les gars arrêtent de faire
entrer les gens pour l'enregistrement des bagages, font des tas de
messes basses pendant beaucoup trop longtemps et finissent par
appeler les suisses, que les suisses... les salauds. Quand je
stresse, je deviens vulgaire, mais je serre les fesses et on passe.
On attend. On attend, mais on attend content dans un aéroport où
nous sommes seuls. Pas de va et vient, pas de tableau d'annonces, pas
de voix qui appelle les retardataires, le vent souffle presque dans
les espaces vides. Incroyable. Les espaces et le temps prennent
d'autres dimensions...
Quand enfin on nous fait
signe d'embarquer, les sourires barrent les visages. Un hurle QUAND
TE REVERRAI-JEEEE, et d'autres reprennent en choeur, PAYS MERVEILLEEEEEUX, moi je suis à
bout d'émotions et je me prends en photo avec l'avion providentiel,
un selfie avec un avion sérieux, regarde ce que tu me fais faire. A
l'intérieur, on s'installe et message du commandant de bord disant
qu'on est trop lourds. Quelles conséquences ? Ça finira
jamais...
Je n'y croyais pas
jusqu'au moment du décollage, et on a décollé. Volé par dessus
les mers, et par dessus les terres, chouchoutés par le personnel de
bord. On a même eu un lapin en chocolat de Pâques. On a volé
jusqu'à Zurich, où l'homme à peine connu nous a récupérés pour
nous emmener à Genève, en voiture et en pleine nuit. Qui est aussi
généreux ?... je me suis laissée bercer par sa bonté. Une
nuit là-bas, et le lendemain pas de train. Passage de la frontière,
à pied. Le douanier a reculé d'un pas quand j'ai dit qu'on venait
du Laos, j'aurais du tousser un peu.
Je suis passée chez mes
cousines, accueillie à bras ouverts de loin, et j'ai mangé une raclette! maintenant je suis,
là, arrivée chez mon frère, au fond de la campagne, au creux des
montagnes. Il fait un temps splendide, les oiseaux gazouillent et ma
nièce parle. Il me semble inconcevable que 3 jours avant, je
m'enivrais des frangipaniers et savourais les mangues gorgées de
sucre. Je ne sais toujours pas combien va me coûter ce voyage
suisse, et l'ambassade organise finalement un second vol. Je regrette
un peu, ou pas, c'est fini tout ça pour moi. Le confinement commence
et je me sens comme un pion qu'on a remis à sa place dans le jeu. Je
disparais. Me cache dans la poubelle avec ma nièce. Je me reclippe dans ce pays qui n'est pas celui que j'ai
quitté en novembre et qui ne le sera peut-être jamais plus. Ça
gratte un peu.
Comme d'hab, magnifique. Merci
RépondreSupprimerJe fini de lire ce texte en larmes marqué pour toujours par les emotions de ce voyage et du temps passé ensemble..
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