jeudi 9 avril 2020

A bout de souffle


 J'avais évoqué ce vol suisse vers Zurich le 5, que l'ambassade de France nous engageait fortement à prendre, comme pour se débarrasser de nous. Hop hop hop les chouineurs, arrêtez de traîner dans nos pattes et barrez-vous. Patrick nous avait tous deux inscrit comme volontaires, ce soir du 2 avril, histoire d'être notés et de pouvoir y réfléchir calmement.

Réponse le 4 à 14h30. Les suisses nous proposent le vol. La mère de Patrick informée de cette possibilité avait anticipé nos difficultés et organisé notre retour en France avec une efficacité redoutable, l'un de ses amis proposait de nous conduire de Zurich à Genève dans la nuit, pour prendre un train Genève Lyon dès le lundi matin. Les suisses proposent le vol, mais continuent à ne pas donner le prix. Ils souhaitent nous faire signer une reconnaissance de dette : je dois m'engager à payer le vol à la Confédération Suisse quel qu'en soit le montant, que je connaîtrai après l'arrivée. J'ai une heure pour réfléchir.

C'est scandaleux.

Je leur réponds dans la minute en leur demandant une fourchette de prix qu'ils refusent de me donner, garantissant « le tarif moyen pour un vol de ce type », j'insiste mais me renvoient le même mail type. Conflit intérieur. Je veux rentrer, à n'importe quel prix ? Joker - je passe des coups de fil à des amis. Estomaqués. Même ma tante qui connaît bien la Suisse, reste dubitative. Elle propose d'appeler, l'ambassade de Suisse en Thaïlande, l'ambassade de France au Laos, l'ambassade de France en Suisse, je crois même qu'elle a appelé l'ambassade du Soudan en Arménie, ma tante elle est trop douée pour avoir des infos. Mais au bout du compte, elle sait pas trop non plus, et mon père me dit que le ministère des Affaires Etrangères lui disent que je dois pas prendre ce vol, et Patrick me dit que je sais plus ce que je veux, bordel, si je veux rentrer faut pas réfléchir, et nos compatriotes coincés à Vientiane sont choqués des différences entre les rapatriés arrivés à Paris pour 450e et nous qui pouvons arriver à Zurich pour le triple. Les Belges, eux, organisent un trajet en bus Zurich/Bruxelles pour 120e par tête. La France rien. Encore rien. Et ça dissuade, être coincé en Suisse c'est pas les mêmes prix qu'à Vientiane. L'ambassade de France continue à nous dire « On réfléchit au 2ème rapatriement, aucune autre précision ».

Dans ma tête c'est chaos, entre ma raison qui refuse de se plier à la peur et au chantage, si tu prends pas celui-là t'en auras peut-être pas d'autre !, entre mes tripes qui veulent juste retourner à la maison et mon cœur qui s'accroche au Laos... Patrick prépare tous les papiers à remplir, ils sont sérieux les suisses, et attend ma réponse, et son attente, et ce choix à faire, et l'heure butoir, et tous les jours derniers, ça fait beaucoup. Quelqu'un finit par me dise « Tu sais, tu te rappelleras pas combien tu auras payé ce vol. Mais pour sûr tu te rappelleras les 5 mois qui l'ont précédé... », ça m'a décidée. J'ai dit OK à 15h55.

Ambiance étrange, le soir, avec nos compagnons qui restaient. Je me sens coupable de les laisser. Il me touche, qui dégouline de culture et sensibilité, elle, sa beauté naturelle percutante et ses réflexions acérées, et le dernier si heureux de notre petite vie de communauté, installée. Je suis démunie.

Dimanche matin, départ. Je prends conscience, un peu, que je quitte la situation mais aussi ce pays que j'ai tant aimé. Que j'ai savouré. Je quitte toutes ces fleurs et le riz gluant, la végétation qui respire par chaque pore de la ville, les petites chaises en plastique et les cuillères rigolotes. Je quitte encore Luang Prabang, je quitte les aventures à l'hôpital, les vacances avec Laurie, les 4000 îles, les plantations de café. Sur le chemin de l'aéroport, sur le quai du Mékong, un cheval marche, seul, la bride traînant. Image surréaliste d'un film post apocalyptique.

A l'aéroport, même scène que 3 jours plus tôt. Une file d'attente. L'ambassadrice de France fait son petit tour et nous « souhaite un
bon vol, en espérant qu'on aura pas une trop mauvaise image du Laos ». Du Laos, non. J'ai failli lui foutre un coup dans les tibias.
L’ambassadeur belge dit à certains, mais le message passe vite, que 28 suisses se sont manifestés la veille au soir et qu'ils sont prioritaires, que tout le monde ne pourra certainement pas embarquer. Ça recommence... je passe le premier bureau sans problème mais je suis stoppée par des cosmonautes en blanc qui me font asseoir sur le côté. J'ai de la température. Tout à coup je me vois enfermée dans une salle sans fenêtre, sur une paillasse pendant 3 semaines, nourrie avec un bol de riz passé par la chatière et ça me fait moyen rigoler. J'attends, ruisselante, un autre thermomètre sous le bras. L'infirmière vient checker, et finalement me laisse passer. Je suis une flaque. Encore une frayeur quand les gars arrêtent de faire entrer les gens pour l'enregistrement des bagages, font des tas de messes basses pendant beaucoup trop longtemps et finissent par appeler les suisses, que les suisses... les salauds. Quand je stresse, je deviens vulgaire, mais je serre les fesses et on passe. On attend. On attend, mais on attend content dans un aéroport où nous sommes seuls. Pas de va et vient, pas de tableau d'annonces, pas de voix qui appelle les retardataires, le vent souffle presque dans les espaces vides. Incroyable. Les espaces et le temps prennent d'autres dimensions...
Quand enfin on nous fait signe d'embarquer, les sourires barrent les visages. Un hurle QUAND TE REVERRAI-JEEEE, et d'autres reprennent en choeur, PAYS MERVEILLEEEEEUX, moi je suis à bout d'émotions et je me prends en photo avec l'avion providentiel, un selfie avec un avion sérieux, regarde ce que tu me fais faire. A l'intérieur, on s'installe et message du commandant de bord disant qu'on est trop lourds. Quelles conséquences ? Ça finira jamais...

Je n'y croyais pas jusqu'au moment du décollage, et on a décollé. Volé par dessus les mers, et par dessus les terres, chouchoutés par le personnel de bord. On a même eu un lapin en chocolat de Pâques. On a volé jusqu'à Zurich, où l'homme à peine connu nous a récupérés pour nous emmener à Genève, en voiture et en pleine nuit. Qui est aussi généreux ?... je me suis laissée bercer par sa bonté. Une nuit là-bas, et le lendemain pas de train. Passage de la frontière, à pied. Le douanier a reculé d'un pas quand j'ai dit qu'on venait du Laos, j'aurais du tousser un peu.

Je suis passée chez mes cousines, accueillie à bras ouverts de loin,  et j'ai mangé une raclette! maintenant je suis, là, arrivée chez mon frère, au fond de la campagne, au creux des montagnes. Il fait un temps splendide, les oiseaux gazouillent et ma nièce parle. Il me semble inconcevable que 3 jours avant, je m'enivrais des frangipaniers et savourais les mangues gorgées de sucre. Je ne sais toujours pas combien va me coûter ce voyage suisse, et l'ambassade organise finalement un second vol. Je regrette un peu, ou pas, c'est fini tout ça pour moi. Le confinement commence et je me sens comme un pion qu'on a remis à sa place dans le jeu. Je disparais. Me cache dans la poubelle avec ma nièce. Je me reclippe dans ce pays qui n'est pas celui que j'ai quitté en novembre et qui ne le sera peut-être jamais plus. Ça gratte un peu.

2 commentaires:

  1. Je fini de lire ce texte en larmes marqué pour toujours par les emotions de ce voyage et du temps passé ensemble..

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