Je suis assise sur le
canapé de l'hôtel. Vientiane. 29 mars. Avant-hier je pensais encore
que j'allais passer quelques mois dans l'écrin de verdure où
j'étais logée et nourrie en échange de mon travail, sur le plateau
des Boloven. Je ne comprenais pas les gens, sur les groupes de
voyageurs, qui continuaient à bouger, à potentiellement diffuser le
virus, à se mettre en danger et à mettre en danger les autres.
C'était facile, j'étais bien.
Et puis... lentement le
Laos qui me semblait depuis début novembre une source inépuisable
de découvertes et d'étonnement m'a claquée dans toute sa
différence. J'ai compris à quel point je ne comprenais pas. La
montée du racisme décrite par les voyageurs, les forces de police
embarquant les gens pour des quarantaines, les discours évoquant un
danger physique... l'angoisse est montée, avec le sentiment
d'insécurité. Plutôt hypothétique pour l'instant, l'insécurité,
mais dans ce manque de repères que j'ai recherché, qui m'a
stimulée, et enrichie, aujourd'hui je perds pied. J'ai peur. Je ne
sais pas à quoi m'attendre et l'imagination va bon train, alimentée
par celle de ceux certains que nous vivons là, aujourd'hui, un
effondrement global de la civilisation qui peut tourner au vinaigre.
Je crois comme nombre de nous que notre système fonce dans le mur et que l'effondrement est
inévitable, et nécessaire. J'ai beaucoup écouté ceux qui en
parlent, dans les derniers mois particulièrement, dans les dernières
semaines surtout. Intellectuellement, je comprends, j'adhère
souvent.
Mais au pied du mur,
quand les questions se transforment en hypothèses tangibles, les
tripes prennent le dessus et après l'injonction de l'ambassadeur aux
touristes de rejoindre la capitale, en une demi-journée j'ai tout
lâché pour monter, seule, dans ce tuk tuk dégueu qui passait sur
la route Paksong/Pakse. Je me suis précipitée à Vientiane, comme
les autres que je fustigeais, pour attendre dans un hôtel un
éventuel rapatriement, et me voilà.
Le tuk tuk m'a déposé à
un arrêt de bus, comme je lui avais demandé, non sans avoir tenté de nous escroquer, mon sac à dos, ma tête de blanche et moi. Un bus
local partait un quart d'heure plus tard pour Vientiane et pour 100
000kip, soit 10euros - Banco, je n'ai pas hésité une demi seconde,
persuadée que c'était mon jour de chance. Haha. J'embarque dans ce
bus, donc, pour, je crois, une dizaine d'heures et devant l'état du
destrier je doute profiter du voyage mais soit. Circonstances
exceptionnelles. Départ 8h30, arrivée... 4h. Oui madame. Pour 600
petits km, je ne sais quels tours et détours nous avons faits dans
ces campagnes pelées, tellement long !... j'ai dormi un peu,
chatté beaucoup, béni toute cette bande d'amis présents de loin
sur WhatsApp, encourageants, aidants, aimants, quelle chance
j'ai !... arrivée de nuit à l'hôtel, porte fermée bien
évidemment, j'ai tambouriné comme une acharnée à la vitre avant
de me rendre compte que la porte d'à côté, elle, était ouverte.
Le réceptionniste, en m'attendant, s'était, je pense, bien attaqué
à la Bierlao, marmonnait sous son masque une bouillie d'anglais et
de laotien que j'ai fini par interrompre en lui prenant les clés des
mains, et promettant de le payer le lendemain. Il a pas bronché.
Oualah mes frères, je me
suis rarement offert des hôtels comme ça, salle de bain dans la
chambre, piscine et tout. Le must c'était le petit rasoir emballé à
disposition près du savon qui m'a permis, d'abord, de me raser les
aisselles en me réjouissant de me sentir plus humaine, et ensuite de remercier le vacillement de ce monde qui me fait penser qu'être
humaine, c'est être rasée.
Ptit déj du lendemain
avec tout plein de français, comme moi fraîchement débarqués à
l'appel du tocsin. Thème de conversation unique. De nouveau pour moi
anxiogènes, me parlent de documents à fournir pour prendre un vol
maiscommentt'espasaucourant, et d'assurance qui doit couvrir je sais
pas quoi maissitulaspastuvaspasembarquer, mon cœur s'emballe et je
cours vers les Graal... au coin d'une rue j'aperçois cette famille
que j'ai croisée ailleurs une fois, deux fois, trois fois, cette
quatrième fois est un signe, je les hèle. Leur légèreté me fait
du bien. Les enfants me font du bien. Leur confiance en la suite me
fait du bien. Je reste avec eux toute la journée et j'oublie les
graal, jusqu'à changer d'hôtel pour être près d'eux. La famille.
J'ai connu Vientiane à
mon arrivée au Laos, puis lors de cette semaine d'appendicite début
janvier. J'avais trouvé la ville trop
grouillante, trop bruyante,
trop polluée, trop de tout partout et aujourd'hui... la chaleur pèse
sur la vacuité des rues. Les rideaux sont tombés sur les
restaurants, les auberges de jeunesse, les shops de toutes sortes qui
fleurissaient à chaque coin de rue. Une voiture de temps en temps,
quelques tuk tuk désoeuvrés. Pas d'autre chat que ces touristes
errants, hagards, cherchant un endroit où manger. Presqu'uniquement
des français, et l'on refait communauté ! une chaleur qui ne
fait pas transpirer. Je passe de longs moments avec eux, et puis je
ferme la porte de ma chambre de semi-luxe. « Best home away
from home ».
Je suis seule, nue, face
mon sac à dos, à 10 000km de ceux que j'aime, sans savoir comment
ni quand je remettrai les pieds chez moi, et soudain son contenu me
semble terriblement futile. Mon appareil photo auquel je tenais tant,
plein de ces presque 5 mois de regards croisés, de détails que je
voulais graver. Ma boîte à
merveilles, cette boîte en carton que
mes cousines m'ont envoyée ici pleine de gâteaux de Noël, que j'ai
avidement vidée pour la remplir de cailloux, de graines, de
feuilles, de petits bouts de riens que j'aime caresser du doigt et de
l'oeil, et qui ne servent à rien. Les quelques souvenirs que j'ai
serrés pour ma famille. Mes bijoux, mes 4 paires de chaussures et
mon épilateur électrique, sérieux. J'ai le sens des priorités. Le
contenu de mon sac 1ers secours a changé. J'y ai mis l'album photo
que mon frère m'a offert avant mon départ, la petite boîte cœur
de mes parents, le foulard de Sarah, la pierre de lune de Denis. Un
livre, et mon téléphone. Sans lien je meurs.
Au pied du mur, quand les
questions se transforment en hypothèses tangibles, les priorités de
chacun se dégagent, et c'est parfois douloureux. Mes choix m'ont
amenée ici, à ça, et je ne regrette rien parce que j'ai toujours
fait ce que je pensais le mieux. Pas à pas la situation va se
décanter, pour moi comme pour vous, là-bas, qui faites partie de ma
vie et qui vivez différemment ces temps incertains. On courbe
l'échine et après on recommence autrement ?
Vous me manquez.
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