jeudi 1 juillet 2021

Pierre à pierre

Je sortais des copains, pleine et sereine dans mon auto, mobile, et j'aurais chanté comme un pinson, j'aurais dansé la gigue. Je sortais des copains, heureuse des quelques heures à venir, seule, seule et libre, et j'hésitais à pleurer... des fois, comme ça, ça vient, et puis ça va.

Sur les petites routes du Morvan je sinuais lentement... je passai un virage, et deux, et trois, les fougères de part et d'autres, les sapins, les sapins et soudain... deux châteaux dans un jardin. Deux petits châteaux, construits là, par qui ? Je ralentis. Je m'arrêtai. J'observai. Saugrenus, ces murs en pierre, ces remparts, ces tours carrées, ces meurtrières. A hauteur d'homme, le Moyen âge. Je me perdais en rêvasseries quant bondit contre la clôture un petit bout de bonne femme gesticulant, haute comme ma pomme et cheveux blancs pétard, je baissai la vitre, elle m'interpela : venez visiter ! Venez visiter ! Garez-vous mieux, et venez ! Pas une seconde je n'hésitai.

Sans prendre un souffle elle me dit c'est moi qui ai tout fait ! Je récupère des pierres dans les champs, ils sont contents les paysans ! Je nettoie. J'ai fait les escaliers, les bancs, les murets, et un jour Pierre m'a dit en rigolant, tu vas faire quoi maintenant ? J'ai répondu un château, sans réfléchir et voilà. C'était en 2008, regardez, j'ai fait les machicoulis, j'ai pris les fondations d'un château en Bretagne, je ramasse les pierres dans les champs, je vous ai dit ? Un maçon m'a dit que le ciment d'aujourd'hui durait pas plus de 50 ans, j'aurai 120ans j'espère bien qu'ils resteront un peu plus mes châteaux. Regardez la princesse emprisonnée, j'ai du la mettre avant de monter les murs, pour qu'on puisse pas l'enlever ! Tiens, une fiente ! Un oiseau est passé par là. D'ailleurs des oiseaux ont pondu là-dedans, j'ai surveillé et j'ai filmé l'éclosion mais je sais pas où est le film. Peut-être que Pierre sait, lui. Il construit un château en bois, je vais l'appeler ! Les filles ! Descendez ! On a quelqu'un ! Pierre ! Pierre !

… un tourbillon. Une demi heure, ils m'embarqèrent, Pierre et sa femme sans nom. De leur passion, de leur bonhomie, de leur bonheur de partager. Elle sautillant, son livre d'or sous le bras, lui se voulant plus calme et d'un sourire attendri rectifiant sa femme, freinant son discours... fiers, tous les deux, de leurs ouvrages en pierre, en bois. De rigoler des Playmobils pas à l'échelle. De raconter le sénateur qu'ils ont reçu, comme moi, qu'ils n'avaient pas reconnu. De montrer la coupure de presse, d'expliquer les méthodes de défense des châteaux forts, d'évoquer le flic qui leur a dit que sa femme ne faisait caca que chez elle, et ils rigolent, et je rigole, et ils me touchent, tous les deux. Je demandai si je pouvais photographier le château en pierre, il s'écria et mon château en bois ? mettez-le sur facebook, ça nous dérange pas ! Je m'extasiais, mais pas que du travail. Je m'extasiais de leur vitalité et de leur enthousiasme, qu'ils m'offrirent sans fioriture, ils sont comme ça.

La visite se finit. J'écrivis un mot sur leur livre d'or et remerciai bien sincèrement. Je montai les escaliers et j'entendis derrière moi

  • Elle a écrit quoi, elle a écrit quoi ?

  • Mais attends elle est pas encore partie faut qu'on attende qu'elle soit partie !

De dos je souris. Entrai dans ma voiture, tournai la clé et levai les yeux pour les voir tous les deux, lui dans son t-shirt rouge trop petit sur son ventre rebondi, elle trépidant dans son jean trop grand, me faire de grands signes d'au-revoir comme si j'étais des leurs.

A Planchez - Nièvre

jeudi 17 juin 2021

Juste une minute

Je suis contente de vous revoir ! je lui dis. Le visage familier disparu depuis octobre dernier, me sert mon café quand je déplie l'ordinateur. Il a le t-shirt élimé, le jean trop court et les cernes creusées. On se parle pour la première fois. Son sourire doux. Ses soleils au coin des yeux. Il s'accroupit, à ma hauteur, et parle fort pour tendre sa voix par dessus le tram, pour tendre sa voix par dessus le masque. Pour venir vers moi. Me demande si je suis toujours en télétravail, mais non, je dis, les personnes que j'accompagne ont besoin de moi même en temps de pandémie. Vous connaissez Germaine Revel ? il s'exclame. Un accueil pour personnes handicapées, ma femme y est. Elle y travaille pas, non, elle a une sclérose en plaque. Une fois par an, elle part pour qu'on s'occupe d'elle. Nous on fait ce qu'on peut, c'est pas tous les jours facile. Ça la rend folle de ne pas pouvoir aller acheter sa baguette. De ne pas atteindre son verre d'eau sur la table. Seule elle peut rien faire. On l'aide comme on peut, mes filles et moi, quand on travaille pas. On a plus besoin de parler, on sait ce dont elle a besoin... on lit dans ses yeux. On commence à la connaître, ça fait 20 ans... 20 ans qu'on s'occupe d'elle. C'est triste, au bord de ses cils, et moi je balbutie. C'est dur, oui. Tu veux que je dise quoi ? Il se déplie et se détourne, il a du boulot. Un pas, ou deux, se retourne et sa main droite monte à son cœur, il me surprend, il lance : c'est dur mais c'est là. C'est la femme de ma vie. La femme de ma vie. Et repart.

dimanche 9 mai 2021

Pandion haliaetus rex

Je plane.

Je domine. 

Je vois tout.

Je laisse peser mon corps charnu sur l'air qui à la fois me porte et me caresse. Mes yeux aiguisés scrutent et percent, rien ne me peut se cacher. Chacune de mes cellules intensément règne sur la totalité du monde.

J'observe. Le ciel vaguement ennuagé, au loin mes fantômes de congénères. La verte vallée, ses taches de moutons, ces quelques maisons perdues d'hommes perdus. Le lac. Chaque goutte de pluie fait jaillir une étoile en écrasant sa surface, intensément l'onde crépite et pétille. Pour moi, je sais.

Dans l'eau des ombres, innocentes et sereines. Elles vont et viennent, et tournent et retournent se croyant invisibles, invincibles... pauvres proies. Je suis là.

Je décide de prendre le vent. J'ordonne aux courants descendants de lentement m'approcher. Pas trop près. Je maîtrise. Je jauge les ballets d'ombres, toutes uniques dans leur synchronisation. Je cherche ma prochaine prise.

La décision se prend en une fraction de seconde: ce sera. Elle. Mon œil se plisse. A moi. Je veux. Rien ne me résiste ni me résistera. Elle. Sa chair est à moi, sa nageoire dorsale est à moi, sa queue est à moi, ses branchies, ses yeux, son cœur sont à moi. Je plonge.

La tête en avant je m'allonge et me déplie, les pattes par devant moi fendent l'air qui me laisse passage... mes plumes s'écartent les unes des autres et imposent toute ma grandeur, je ne demande pas: je prends. L'ombre s'approche et s'éclaircit, son doré m'apparaît, ses flancs innocents seront miens tout bientôt, je tends bec et serres vers le festin, replie mes ailes pour l'assaut final, je joins mes pouces comme une prière rituelle et la fraîcheur de l'eau me parvient... une fraction de seconde, je vois mon reflet et l'avidité dévorante dans ma pupille. Mes crochets meurtriers se crispent et affleurent, s'immergent et l'agrippent. S'enfoncent dans la chair molle. Mon œl vainqueur me regarde encore quand la proie s'agite. S'agite. Je l'ai, je l'emmène. Je déploie mon envergure pour reprendre vol. La proie s'agite. Mes serres agrippent. La proie pèse. Mes serres agrippent. Je mobilise toute ma puissance, de plus près je croise mon regard surpris. Je bats mes ailes. Plus vite, plus fort. L'eau monte autour de mes pattes. La proie pèse et s'agite, et s'enfonce. Moi aussi. Mes serres agrippent, elles ne lâchent pas. Je suis coincé. Mon œil encore se rapproche, mes ailes s'ébattent, l'eau monte. La proie descend. La proie descend. Ses plumes se mouillent et la machine de guerre prend l'eau, en un éclair l'oeil comprend. Trop ambitieux. C'est la fin. Traînée vers le fond par plus fort, elle a perdu l'air qui portait sa gloire ; la proie se noie. Le roi se meurt. C'est fini.

lundi 26 avril 2021

Pont St Esprit, 187km.

Fabienne 29/03/69 – 29/06/70

Stéphanie 22/04/70 – 04/12/70

C'est mes soeurs mes petites soeurs, elles sont là, tu vois ? Regarde, elle est beeeeeeelle...

Il me montre un ange en plâtre, noirci par le temps, sur le bord de la tombe.

C'est elle, ma sœur, elle est belle, elle est morte ma sœur tu sais ?

Il a la barbe éparse de ceux qui ne savent pas trop faire, et des coupures, sur la joue. Le baragouin des gens que j'aime, les yeux transparents d'avoir trop vu. Mais vu quoi ? le silence bavard de ceux qui savent pas dire. Il a vieilli sans grandir, et se laisse dicter sa vie par ceux qui sont payés pour.

L'émotion le fait tressauter. Il tressaute beaucoup. Chaque année quelqu'un l'emmène ici, sur cette tombe grise au fond d'un cimetière de Pont St Esprit, que personne ne visite plus, à part lui. Cette ville prise d'hallucinations collectives, dans les années 50. A notre fille chérie. A ma filleule adorée. Une rose en céramique, de faux chrysanthèmes salis, vieillis. Son paradis. L'oubli.

Je veux être enterré ici. Avec mes sœurs !

Un an que j'essaie de créer un lien. Mes collègues ont lâché, il est inaccessible. L'autre n'existe que dans la satisfaction de ses besoins, il n'échange pas. Ne partage pas, ne donne pas. Il veut une télé plus grande et acheter du dentifrice. Il répète, et répète, et tressaute, et crispe , son bras, ses jambes, il se tend comme un arc dans un glapissement glaçant lorsqu'il est traversé d'une émotion. L'extra terrestre.

Pas de visite à la Toussaint à cause de la pandémie. La tension a monté, doucement, des semaines durant, jusqu'à ce que ce ne soit plus supportable. Il a coupé le fil de sa télé et a bondi frénétiquement, a hurlé, hurlé, PONT SAINT ESPRIT! J'ai demandé une dérogation, on a pris la voiture. Tous les deux. 187km de sons, einh, hon, humm, sans discontinuer. C'était long. Et puis...

C'est mon pays ici ! C'est beaaaau mon pays. C'est beaaaaauu...

… son sourire. Ses crispations.

C'est là.

Lui qui n'a conscience ni de l'espace ni du temps, qui confond hier et demain, qui se perd dans sa chambre. Au sortir de l'autoroute, il a crié

C'est là !

J'ai éteint le GPS et je lui ai dit Montrez-moi.

Sur 15 km il m'a guidée, droit au but. Dans le cimetière il m'a guidée, droit au but. Il tient serrée la lavande qu'on a achetée et sa pochette noire sous le bras, qu'il avait préparée, dans laquelle des cadeaux. Plus de problème de motricité, d'équilibre, de repère. Il est là, il y va.

C'est mes soeurs mes petites soeurs, elles sont là, tu vois ?

Transfiguré.

Ma gorge se serre. Je m'arrête avant lui, je le laisse.

Il pose avec une précision que je ne lui connais pas le pot de fleurs, en le calant contre la pierre tombale. Ouvre la pochette et sort ses dessins, des trésors, qu'il glisse sous le masque en pierre ponce qu'il avait du déposer une année précédente. Il m'oublie. Il leur parle. Il avait 8 ou 9 ans quand elles sont nées, puis décédées, l'une après l'autre, et leur mère est partie. Il leur parle et ses tics disparaissent, dans une complainte inintelligible il invoque, il les danse, ces toutes petites qui n'ont presque pas vécu, soudain célébrées dans une transe surréaliste et les bourrasques accompagnent et font pleuvoir des fleurs, ça chuinte, ça vole, ça siffle, ça tourbillonne, c'est fou... Elles sont là, les sœurs, ils sont trois, je crois...

… je suis en trop. En retrait, je ferme mes yeux. Mouillés. Enveloppée de la fantomatique présence. Bercée par la litanie incompréhensible. Appuyée contre un caveau. Il fait froid.

Elles sont au ciel, mes sœurs, elles sont mortes, elles sont là, dans mon cœur !

Cet homme d'un autre monde. Si lointain.

Cet instant qui lui appartient, il ne sait pas, il nous rejoint. J'en doutais, vraiment, honteusement, mais j'apprends là, maintenant, simplement, que lui et moi, on est pareil. Par delà les kilomètres, les années, les difficultés, par delà le handicap, il aime. On est pareil. On aime.

30 minutes. Il se retourne.

C'est bon, c'est fini, on part. C'est fini. On reviendra.

Sans autre parole que celles du vent sifflant entre les décorations mortuaires, je le suis vers la sortie. Dans la voiture. Il me dit

Au foyer, tu feras les comptes ?

C'est tout vu, les comptes. C'est moi qui gagne. Je fais croire que je travaille à aider, les petits, les faibles, les fragiles. Je mens. Tellement. C'est moi qui prends. Je grandis de ces fragiles-là, si forts de ces instants volés, au temps, à la raison, aux codes, au regard de l'autre... Me donnent le droit d'être unique. Imparfaite. Vivante. Avec eux, leur main dans la mienne. Malgré et contre tout.

Fabienne 29/03/69 – 29/06/70

Stéphanie 22/04/70 – 04/12/70

Patrick.

vendredi 9 avril 2021

Ou alors on s'en fout?


Compulsion.

Capillaire.

Tu te lèves un matin, ça allait plutôt bien jusque là. Tu t'extirpes, endormie, de ton lit, pensant la journée qui vient, innocente. Tu titubes, tu tâtonnes. Tu bâilles. Tu rêves. Au détour d'un couloir tu tombes sur ton image dans le miroir et ta légèreté se fracasse. Tout à coup ça va plus bien du tout, c'est quoi, ça ? Ces cheveux filasses... cette mèche, là, qui te donne un air penché permanent et cette frange ni faite ni à faire, ces cheveux blancs, senescence, cet air gras, tu peux plus, mais alors plus du tout. Tellement plus que t'imagines pas terminer la journée sans qu'on te change la tête, et faut que ça se fasse, là, maintenant, ou tu vas mourir, c'est sûr.

Ta raison frappe à la porte et tu sais, au fond, que tout ça vient du dedans de ta tête et pas de ce qu'elle a l'air, qu'hier avec la même tu t'aimais plutôt bien ! Tu sais que si tu attends demain ça sera passé mais tu peux pas... puisque tu seras morte, demain. Urgence. Vitale.

Comment faire ?

Tu travailles jusqu'à 17h, un rendez-vous à 18 et couvre-feu à 19. Qu'à cela ne tienne, tu vas mentir pour annuler ton rendez-vous et en prendre un autre. Tu vas mentir parce que 1) c'est tabou, la compulsion capillaire. Tout le monde sait que ça existe mais personne n'en parle. 2) de toutes façons c'est un truc que t'assumes pas, ça, te préoccuper de tes cheveux. Tu trouves ça futile, tu te permets pas d'y accorder de l'importance et encore moins de l'argent. La honte.

Tu vas au plus près. Tu passes l'entrée du coiffeur et t'assieds sur le siège. Le shampoing, les gratouilles. Tu veux quoi ? Qu'importe, je vous fais confiance, tu dis. L'important c'est de pas ressortir comme tu es rentrée. Et là, ça coupe et ça papote. Ça coupe et ça papote. Elle a pas l'air de faire gaffe à ce qu'elle fait. De rien n'était. Tu jettes un œil inquiet mais tu gardes ta bonhomie, t'avais qu'à pas flancher et te précipiter. Elle coupe la seule mèche que t'aimais, qui tombe au ralentis dans un instant catastrophe. Sourire crispé. Elle coupe la frange en deux deux, c'est pas droit. Hurlement intérieur. Elle finit par un brushing soigné. Je me liquéfie. Ça vous va comme ça ? C'est parfait ! Je dis.

Exactement la tête que je voulais pas. C'est affreux. Court devant, long derrière, une espèce de Mireille Mathieu avec la coupe mulet. Je dis merci beaucoup, au revoir, à bientôt ! Et je rentre dans ma voiture en tremblant. Je me vois que partiellement dans le rétro. C'est déjà trop.

Au retour je suis agressée par les miroirs assassins, je me jette rageusement sur le shampoing pour défaire son sale brushing de merde et m'évertue à tirer sur les mèches trop courtes pour les rallonger – peine perdue. Je choisis donc une autre option, puisque je vais finir seule, ostracisée par la gente masculine qui n'osera plus poser les yeux sur moi, condamnée par mes comparses féminines qui n'auront de cesse de se moquer, mes amis ne me reconnaîtront plus – mais qui êtes-vous Madame ? Et les enfants me jetteront des cailloux. Je vais donc rester dans mon lit pendant deux mois, le temps que ça repousse, puis j'étudierai éventuellement la possibilité de montrer de nouveau ma tête en public.



vendredi 2 avril 2021

Et la lumière au bout du chemin...

Je rentre, je ne rentre pas. Je dois faire un choix. A ma droite son attente sourde m'oppresse autant que sa confiance.

Je rentre, je ne rentre pas. Sans sourciller j'ai dit que je le ferais. Comme d'habitude, j'ai peur de l'échec.

Je rentre, je ne rentre pas. Oser ce qui semble impossible, rentrer. Je souffle. Je vais le faire.

Mon regard s'aiguise et mes oreilles se bouchent. N'entends qu'un bourdonnement opaque qui me connecte aux frémissements, aux picotements, aux tensions de chacun des muscles que je bande insensiblement. Mobilisés, à leur place. Comme un fauve avant de bondir, je suis plus vivante que jamais.

Je mets en jeu mon honneur et l'équilibre cosmique. Je ne peux pas échouer.

Ma jambe gauche se tend.

La droite se soulève légèrement.

Imperceptiblement, tout se met en branle.

Réussir. Prouver au Monde que je suis capable.

Je jette un œil par dessus mon épaule. Une goutte trace ma colonne jusqu'au creux de mes reins et ma respiration ralentit. Un frisson. Je plonge en moi.

Mon subconscient maîtrise au delà de mes extrémités, plus de limite entre mon corps et ce qui l'entoure, je fais partie d'un tout. Je suis en transe. Plus rien n'existe que le lent mouvement que j'impose, vers l'objectif ultime.

Le sang me monte aux joues, tout à coup, je le sens, je le sais, tout lâche, dans un ballet coordonné mes bras suivent la chorégraphie menée par mes jambes, et j'accélère le rythme, je me sens m'envoler, je le fais, je maîtrise, ça y est, j'y suis!... j'ai réussi. La chute de tension fait monter mes larmes et dégringoler mon souffle, une bouffée de fierté, je suis... à ma place. Ici et maintenant, à ma place.

Je la sens à ma droite et déguste ces secondes étourdissantes qui précèdent l'intensité de notre communion à venir. Elle va, pour sûr, me féliciter de l'exploit. Je tourne la tête vers elle, faussement pudique. Elle fouille dans son sac. Elle dit qu'elle a faim, elle mangerait bien une tielle.

Une décharge, une fulgurance.

En un instant l'intensité de la minute précédente, et ses doutes, et ses enjeux disparaissent et les remplace la délicieuse idée des poulpes baignant dans leur sauce piquante, sous leur coque de pâte fondante... je bave. Je bave et j'oublie, finalement, que j'ai réussi mon créneau...

jeudi 18 mars 2021

Mortelle Méduse

 - Sandrine, tu pourras t'occuper de finir le dossier vacances de Jean-Patrick, s'il te plaît ? Je n'aurai pas le temps aujourd'hui...

- Le dossier de vacances ? Non, je peux pas.

Elle m'interloque.

- Mais pourquoi ?

- J'ai pas à pallier le manque d'organisation de mes collègues.

- Le manque d'organisation ? Mais ça arrive tout le temps que l'une commence quelque chose que l'autre termine, où est le problème ?

- Les dossiers vacances on a jamais fait ça. Tu commences, tu termines. D'ailleurs pourquoi tu t'es précipitée à les faire ? On a le temps. En plus t'en as commencé deux en même temps, je crois que tu t'éparpilles...

- Mais tu sais que les séjours sont pris d'assaut ! Si on ne dégaine pas rapidement, ils risquent de ne pas avoir le séjour qui leur faisait envie !

- Franchement tous les ans c'est pareil, les organismes nous foutent la pression et au final, les résidents ont toujours quelque part où aller. Faut pas rentrer dans leur jeu.

- Mais les résidents n'ont pas forcément le séjour qu'ils voudraient...

- Le principal c'est qu'ils partent, non ?...

On est en Analyse de la Pratique, elle dit qu'elle achète un appartement, que le notaire veut essayer d'entuber la vendeuse. Mais entuber, c'est pas son truc, à elle, l'important c'est les gens, et juste les gens. Ecouter, prendre soin, respecter. Son truc, à Sandrine, c'est de veiller à ce que les gens soient bien, en confiance. SOn truc, c'est la bienveillance.

… le principal c'est qu'ils partent, non ?

- Bon, donc tu ne veux pas finir le dossier de Jean-Patrick.

- Non.

- Sincèrement, j'ai l'impression que c'est plus de la flemme qu'autre chose, là.

- De la flemme ? OK.

Elle clôt. Je bous. Elle se lève. Je sors. Cette femme avec son air sûr d'elle et ses manières de bulldozer, me met dans un état de malaise que je ne maîtrise pas. Je sens la fébrilité qui se diffuse dans chacune de mes cellules et de l'extérieur, je les vois pointer leur nez. L'émotion. La perte de mes moyens. Elle veut le pouvoir, elle piétine, elle prend. Elle jouit. Le pouvoir.

J'entends Christelle qui demande un café. Il est 10h. Ah non, dit Sandrine, aujourd’hui c'est pas possible : Habiba a traîné au petit déjeuner, ça a repoussé le ménage et la cuisine est mouillée par terre, pas de café aujourd'hui. Christelle pleure. Il est 10h, elle veut son café. Bernard tourne et le demande avec force gesticulations, Jean-Patrick zone bras ballants et son copain voûté, cravaté, à ses basques, veulent un café. Sandrine, pourquoi ? Écoute ils peuvent pas avoir de café tous les jours, c'est pas institué. Kelly fait le ménage, pas de café.

Christelle passe la tête.

- Elle est plus mouillée, la cuisine, on peut avoir le café ?

- Ben non Christelle, c'est plus 10h, là ! Le café, c'est à 10h !

Christelle pleure. Il est 10h05, elle veut son café. Mais Sandrine trouve que sur un plan éducatif, c'est profitable qu'ils apprennent à s'adapter, merde, et on est pas à leur service. Et puis ils sont en collectivité, ils doivent se soumettre aux règles, c'est pas l'hôtel ici.

Sous nos yeux, un spectacle et les danseurs, de la joie toute simple. En spectateurs quelques uns, la cheffe de service. Sandrine n'aurait manqué ça pour rien au monde, elle trouve essentiel d'encourager les personnes accueillies dans l'expression de leur créativité.

Sandrine, il manque quelqu'un pour accompagner à Paroles et Musiques, tu y vas ?

- Ah non je déteste ça, qu'est-ce qu'on s'emmerde, en plus ils chantent faux. Vas-y, toi.

Elle croise les jambes mais pas mon regard. Elle m'évite jusqu'au retour sur le groupe et Alexia, je veux reprendre avec toi ce qui s'est passé tout à l'heure. Drôle de choisir cette expression si communément utilisée avec les personnes accueillies. «Reprendre avec ». Celui qui a fait une bêtises, dit un mot de trop, celui qui a fauté. Lui rappeler les règles, lui tirer les oreilles, l'engueuler. Prendre le pouvoir. Encore. J'adore. Elle veut reprendre avec moi.

- Je trouve que tu ne me respectes vraiment pas, quand tu me dis que je suis une flemmarde, tu ne me respectes pas. Déjà l'autre jour tu as dit que j'étais chiante, c'est pas acceptable dans une équipe...

Elle entre dans le bureau et voit le calendrier de l'avent que j'ai fait avec les résidents, qu'ils ont peint, découpé, sur lequel ils se sont appliqué à écrire les chiffres. C'est mal peint, c'est pas lisible, bricolo bricolette, de guingois. Comme nous tous, quoi. Je trouve ça beau et émouvant.

- Qui c'est qui a fait cette merde ? Franchement Alexia je suis déçue, tu avais dit que tu ferais un super truc. Là ça ressemble à rien...

- ... c'est pas acceptable dans une équipe. Ça a l'air compliqué pour toi de travailler en équipe, non ? Faut dire que tu n'es pas dans le métier depuis longtemps... c'est difficile pour toi d'être avec les autres...

J'arrive en retard en réunion, je suis excédée et j'explose, tous ces gens qui doublent par la droite quand la file de gauche pour la branche d'autoroute direction Paris est blindée, et qui s'insèrent au dernier moment ! Je comprends pas comment on peut avoir une attitude comme ça, ça me dépasse, se faire passer en premier, moi, moi, moi, aux dépens des autres qui, comme moi, vont aussi au boulot, sont aussi en retard. Je fulmine et dégueule ma colère sur la table de réunion, les collègues attendent la fin de ma diarrhée verbale. Sandrine sourit. Calme. Ah ben moi je le fais toujours, ça, doubler par la droite ! Je vais pas poireauter une heure dans les bouchons. La prochaine fois je te ferai coucou quand je te doublerai !

… c'est difficile pour toi d'être avec les autres...

- Effectivement je n'aurais pas du dire les choses comme ça, et ces mots-là n'ont rien à faire entre collègues, je m'en excuse.

- Et puis tu te vexes super vite, comme avec l'histoire du calendrier de l'avent, l'autre jour, tu n'as pas compris mon humour !

- Tu as quand même dit que notre calendrier, c'était de la merde...

- Oooooh mais tu prends tout au premier degré, je blague quand je dis ça ! Je suis bienveillante, moi, tout ce que je dis c'est pour t'aider à t'améliorer, et toi tu te vexes. On peut pas travailler en équipe si les gens se vexent tout le temps ! c'est comme quand je dis que tu t'éparpilles, moi je dis ça pour ton bien... je te vois toute perdue, ça me touche, je voudrais t'aider ! On est pas là pour se faire des vacheries, on est une équipe...

Alexia, pourquoi Sandrine a débarqué sur notre groupe, a vidé le classeur de Marc et l'a remporté en nous laissant le tas de feuilles en vrac sur un coin d'étagère sans nous adresser un mot ?

- Elle a fait ça ?... elle est sortie du groupe en disant qu'elle allait récupérer ce qui nous appartenait... elle venait de se rendre compte qu'au départ de Marc sur votre groupe, je vous avais donné son classeur qui était identique aux 13 autres. J'en avais acheté un différent pour Habiba, alors qu'elle s'était fait chier à acheter les 14 mêmes... et je n'avais pas à vous donner le matériel qu'on avait acheté avec notre budget.

- ... On est pas là pour se faire des vacheries ! On est une équipe...

Je la vois se transformer. Ses yeux se percent de doré et ne voient plus d'humain, ses cheveux ondulés prennent vie et sifflent à leurs extrémités, son regard me cherche, elle veut me pétrifier. Percée, Persée ? Persée. Je prends mon bouclier. J'affûte ma lame. Elle ne me tuera pas.

- Je m'éparpille, donc ? Je ne me rends pas compte... merci de me le dire, ça peut me permettre d'évoluer... mais tu peux me donner des exemples de situation où tu m'as vue m'éparpiller?

- Et bien là, ces dossiers !

- Mais comment, pourquoi je m'éparpille avec ces dossiers ? Tu peux m'expliquer ? Me donner d'autres exemples ?

- Mais tu sais Alexia, je ne veux pas te blesser, ou t'enfoncer, on travaille ensemble vers un même objectif...

- Tu peux développer sur pourquoi je m'éparpille avec ces dossiers ? Tu as d'autres exemples ? Je veux bien entendre des remarques si elles sont justifiées, mais si tu n'as pas d'exemple je ne peux pas tenir compte de celle-là...

- Je te sens sensible en ce moment, Alexia. Tu sais, si tu es fatiguée tu peux prendre un arrêt de travail, il faut prendre soin de toi... je dis ça pour ton bien, vraiment.

- Ecoute Sandrine, j'entends ce que tu dis, mais je n'en tiendrai pas compte. Nous parlerons de ces dossiers en réunion, avec les autres, tu pourras répéter ton point de vue et soumettre tes réticences à continuer les dossiers que j'ai commencés. Nous verrons comment tout le monde envisage la répartition du travail autour de ces séjours vacances et nous déciderons ensemble d'une procédure à suivre. Je le note à l'ordre du jour. Maintenant, la discussion est close et je retourne avec les résidents.


Regarde-toi dans la glace, Gorgone, et meurs de ton propre fiel.

vendredi 1 janvier 2021

A mon étoile

 

Je crois bien que ça sonne. De loin, à travers l'épais molleton qui m'isole des bruits du monde extérieur, je crois que ça sonne. Ma tête est si lourde... je n'arrive pas à la lever de mes bras croisés . Je me suis encore endormie sur la table de la cuisine, ça m'arrivait jamais, avant. Avant, on s'arrêtait pas, on avait toujours à faire. Ça a toujours été que je dorme beaucoup mais maintenant, je fais au moins le tour du cadran. Parfois, aussi, dans la journée... ma tête est lourde. De tous ces ans. De tout ça, là, du virus dont tout le monde parle, de la naissance des mes arrières petites filles, du cancer de ma fille, de la mort de mon mari, de chaque jour les travaux des champs, des milliers de poulets élevés puis tués, des deux enfants élevés, de mon mariage en blanc et cette photo qui reste, en noir et blanc, de la mort de mon père qu'on m'a jamais dit qu'il était mort, j'avais 5 ans, et de l'eau glacée, la mare, la mare... ça se mélange. Lève la tête, Hélène, tu entends ? Ça sonne encore. Laisse sur la table tes pesants et va voir. Prends ta canne et pousse ta carcasse. Traîne ta jambe qui te fait mal. Que t'as cognée contre une bûche qui dépassait, mais que t'as pas désinfectée. La blessure était trop basse. Le sang a séché. Ma hanche grince, j'ai mal. Tous ces efforts...

Un pas après l'autre jusqu'à la porte cadenassée. Si je ferme pas, y'a des gens qui entrent et me volent. Je sais qu'on m'a volée. J’ouvre, j'entrebâille et mes yeux, opaques, attendent que l'image s'ajuste dans cette fente floue. Du temps suspendu.

Ma petite fille se dessine. Là. Ouh, ben... ma petite fille. Que je vois jamais, la deuxième. Celle qu'en fait qu'à sa tête et qu'est pas mariée. Pauvre petite. Je prie pour elle tous les soirs, pourquoi le Bon Dieu l'aide pas ? j'ai pas fait chauffer le poêle, je me suis rendormie. J'ai jamais aimé recevoir, ça dérange ma journée. Je vais lui offrir quoi ? Elle me parle mais j'entends pas tout, je hoche la tête, ça suffit, je crois. Le café, je l'ai fait ? Je sais plus. J'aime bien que mes petits enfants viennent me voir, surtout quand il y a les petites. Je leur offre du café et des biscuits trop durs que je peux plus manger.

Elle s'installe, elle sourit, elle me demande si je vais bien. On a de la chance d'aller si bien même si on a plus vingt ans. On se dégrade, à nos âges, mais on a bien vécu et puis moi j'ai toujours vingt ans dans ma tête. On a pas vu le temps passer. Elle me tend un sachet, un petit cadeau. J'entends pas. C'est des pâtes de fruits, je vois. J'aime bien ça, les pâtes de fruits, ça me régale. Je prends mes lunettes, pour lire d'où ça vient, elle dit une petite confiserie artisanale, que des produits naturels. Les produits naturels, ça nous garde la santé pis ça nous fait vivre vieux. Je lis sur le sachet : BONBONS JULIEN. Bonbons. Julien.

Julien.

Julien Julien Julien.

J'ai plus d'air.

Mon petit. Mon tout petit... ma main tremble et le sachet dedans, les pâtes de fruits, mon corps tout entier, de tout le poids du malheur je m'assieds, et je pleure.

Je dis ça me touche que tu y aies pensé. Mon Julien, mon petit-fils qui est mort, c'était y a tellement longtemps, c'est comme si c'était hier et ton frère, tu sais, il était si vif ! Il est venu la veille, avec tes parents, il regardait partout, avec ses grands yeux, il observait, il comprenait tout, qu'est-ce qu'il était intelligent ce petit !... il allait bien... un beau bébé en bonne santé... c'était hier, ma petite-fille, que ton frère est mort... j'avais gardé des vêtements à lui. Ça sentait lui, encore. Une odeur de bébé en bonne santé... oh, s'il était encore là tu serais peut-être pas née... et ton petit frère serait peut-être pas né ?... Ça devait se passer comme ça... Tu crois qu'il nous regarde, de là-haut ? Ma voix plie et moi encore un peu plus... je pleure... on oublie pas... Résonnent dans ma tête ses rires de bébé, mon petit, mon tout petit, le premier, que j'aimais tant, dont l'absence a creusé ma vie encore et encore. Je pars. Son petit corps tout chaud contre mon cœur de Mémé. Je pense à lui chaque jour, tu sais ? S'il était encore là... je sais pas...

… à travers la douleur des souvenirs, je vois ma petite fille, là, elle bouge pas et son regard fixé sur moi s'embrume, et s'embue. Ça coule aussi chez elle, de ses grands yeux rouges et de son nez gros et laid comme celui de Mémé. Ma petite-fille perdue. Mon petit-fils perdu.

La visite a passé. J'ai pas trop parlé. Je lui ai donné son kilo de miel et son paquet de café, c'est Noël. J'agite ma main quand elle klaxonne, je tourne le dos, je rentre et referme à double tour. Y'en a qui volent si je ferme pas. C'est l'heure de Jean-Luc sur TF1, j'aime bien Jean-Luc, il est si gentil ! j'allume le poste et j'écoute, la tête posée sur mes bras croisés. Je suis fatiguée.