- Sandrine, tu pourras
t'occuper de finir le dossier vacances de Jean-Patrick, s'il te
plaît ? Je n'aurai pas le temps aujourd'hui...
- Le dossier de
vacances ? Non, je peux pas.
Elle m'interloque.
- Mais pourquoi ?
- J'ai pas à pallier
le manque d'organisation de mes collègues.
- Le manque
d'organisation ? Mais ça arrive tout le temps que l'une
commence quelque chose que l'autre termine, où est le problème ?
- Les dossiers
vacances on a jamais fait ça. Tu commences, tu termines. D'ailleurs
pourquoi tu t'es précipitée à les faire ? On a le temps. En
plus t'en as commencé deux en même temps, je crois que tu
t'éparpilles...
- Mais tu sais que les
séjours sont pris d'assaut ! Si on ne dégaine pas rapidement,
ils risquent de ne pas avoir le séjour qui leur faisait envie !
- Franchement tous les
ans c'est pareil, les organismes nous foutent la pression et au
final, les résidents ont toujours quelque part où aller. Faut pas
rentrer dans leur jeu.
- Mais les résidents
n'ont pas forcément le séjour qu'ils voudraient...
- Le principal c'est
qu'ils partent, non ?...
On est en Analyse de
la Pratique, elle dit qu'elle achète un appartement, que le notaire veut essayer d'entuber la vendeuse. Mais entuber, c'est
pas son truc, à elle, l'important c'est les gens, et juste les
gens. Ecouter, prendre soin, respecter. Son truc, à Sandrine, c'est
de veiller à ce que les gens soient bien, en confiance. SOn truc, c'est la bienveillance.
- … le principal
c'est qu'ils partent, non ?
- Bon, donc tu ne veux
pas finir le dossier de Jean-Patrick.
- Non.
- Sincèrement, j'ai
l'impression que c'est plus de la flemme qu'autre chose, là.
- De la flemme ?
OK.
Elle clôt. Je bous. Elle
se lève. Je sors. Cette femme avec son air sûr d'elle et ses
manières de bulldozer, me met dans un état de malaise que je ne
maîtrise pas. Je sens la fébrilité qui se diffuse dans chacune de
mes cellules et de l'extérieur, je les vois pointer leur nez.
L'émotion. La perte de mes moyens. Elle veut le pouvoir, elle
piétine, elle prend. Elle jouit. Le pouvoir.
J'entends Christelle
qui demande un café. Il est 10h. Ah non, dit Sandrine, aujourd’hui
c'est pas possible : Habiba a traîné au petit déjeuner, ça a
repoussé le ménage et la cuisine est mouillée par terre, pas de
café aujourd'hui. Christelle pleure. Il est 10h, elle veut son café.
Bernard tourne et le demande avec force gesticulations, Jean-Patrick
zone bras ballants et son copain voûté, cravaté, à ses basques,
veulent un café. Sandrine, pourquoi ? Écoute ils peuvent pas
avoir de café tous les jours, c'est pas institué. Kelly fait le
ménage, pas de café.
Christelle passe la
tête.
- Elle est plus
mouillée, la cuisine, on peut avoir le café ?
- Ben non
Christelle, c'est plus 10h, là ! Le café, c'est à 10h !
Christelle pleure. Il
est 10h05, elle veut son café. Mais Sandrine trouve que sur un plan
éducatif, c'est profitable qu'ils apprennent à s'adapter, merde, et
on est pas à leur service. Et puis ils sont en collectivité, ils
doivent se soumettre aux règles, c'est pas l'hôtel ici.
Sous nos yeux, un spectacle et les danseurs,
de la joie toute simple. En spectateurs quelques uns, la cheffe de
service. Sandrine n'aurait manqué ça pour rien au monde, elle
trouve essentiel d'encourager les personnes accueillies dans
l'expression de leur créativité.
- Sandrine, il
manque quelqu'un pour accompagner à Paroles et Musiques, tu y vas ?
- Ah non je déteste
ça, qu'est-ce qu'on s'emmerde, en plus ils chantent faux. Vas-y,
toi.
Elle croise les jambes
mais pas mon regard. Elle m'évite jusqu'au retour sur le groupe et
Alexia, je veux reprendre avec toi ce qui s'est passé tout à
l'heure. Drôle de choisir cette expression si communément utilisée
avec les personnes accueillies. «Reprendre avec ». Celui qui a
fait une bêtises, dit un mot de trop, celui qui a fauté. Lui
rappeler les règles, lui tirer les oreilles, l'engueuler. Prendre le
pouvoir. Encore. J'adore. Elle veut reprendre avec moi.
- Je trouve que tu ne
me respectes vraiment pas, quand tu me dis que je suis une
flemmarde, tu ne me respectes pas. Déjà l'autre jour tu as dit que
j'étais chiante, c'est pas acceptable dans une équipe...
Elle entre dans le
bureau et voit le calendrier de l'avent que j'ai fait avec les
résidents, qu'ils ont peint, découpé, sur lequel ils se sont
appliqué à écrire les chiffres. C'est mal peint, c'est pas
lisible, bricolo bricolette, de guingois. Comme nous tous, quoi. Je trouve ça beau et émouvant.
- Qui c'est qui a
fait cette merde ? Franchement Alexia je suis déçue, tu avais
dit que tu ferais un super truc. Là ça ressemble à rien...
- ... c'est pas acceptable dans une équipe. Ça a l'air compliqué pour
toi de travailler en équipe, non ? Faut dire que tu n'es pas
dans le métier depuis longtemps... c'est difficile pour toi d'être
avec les autres...
J'arrive en retard en
réunion, je suis excédée et j'explose, tous ces gens qui doublent
par la droite quand la file de gauche pour la branche d'autoroute
direction Paris est blindée, et qui s'insèrent au dernier moment !
Je comprends pas comment on peut avoir une attitude comme ça, ça me
dépasse, se faire passer en premier, moi, moi, moi, aux dépens des
autres qui, comme moi, vont aussi au boulot, sont aussi en retard. Je
fulmine et dégueule ma colère sur la table de réunion, les
collègues attendent la fin de ma diarrhée verbale. Sandrine sourit.
Calme. Ah ben moi je le fais toujours, ça, doubler par la droite !
Je vais pas poireauter une heure dans les bouchons. La prochaine fois
je te ferai coucou quand je te doublerai !
- …
c'est difficile pour toi d'être avec les autres...
- Effectivement
je n'aurais pas du dire les choses comme ça, et ces mots-là n'ont
rien à faire entre collègues, je m'en excuse.
- Et
puis tu te vexes super vite, comme avec l'histoire du calendrier de
l'avent, l'autre jour, tu n'as pas compris mon humour !
- Tu
as quand même dit que notre calendrier, c'était de la merde...
- Oooooh
mais tu prends tout au premier degré, je blague quand je dis ça !
Je suis bienveillante, moi, tout ce que je dis c'est pour t'aider à
t'améliorer, et toi tu te vexes. On peut pas travailler en équipe
si les gens se vexent tout le temps ! c'est comme quand je dis
que tu t'éparpilles, moi je dis ça pour ton bien... je te vois
toute perdue, ça me touche, je voudrais t'aider ! On est pas
là pour se faire des vacheries, on est une équipe...
- Alexia, pourquoi
Sandrine a débarqué sur notre groupe, a vidé le classeur de Marc
et l'a remporté en nous laissant le tas de feuilles en vrac sur un
coin d'étagère sans nous adresser un mot ?
- Elle a fait
ça ?... elle est sortie du groupe en disant qu'elle allait
récupérer ce qui nous appartenait... elle venait de se rendre
compte qu'au départ de Marc sur votre groupe, je vous avais donné
son classeur qui était identique aux 13 autres. J'en avais acheté
un différent pour Habiba, alors qu'elle s'était fait chier à acheter les 14 mêmes... et je n'avais pas à vous donner le
matériel qu'on avait acheté avec notre budget.
- ... On
est pas là pour se faire des vacheries ! On est une équipe...
Je la
vois se transformer. Ses yeux se percent de doré et ne voient plus
d'humain, ses cheveux ondulés prennent vie et sifflent à leurs
extrémités, son regard me cherche, elle veut me pétrifier.
Percée, Persée ? Persée. Je prends mon bouclier. J'affûte ma
lame. Elle ne me tuera pas.
- Je
m'éparpille, donc ? Je ne me rends pas compte... merci de me
le dire, ça peut me permettre d'évoluer... mais tu peux me donner
des exemples de situation où tu m'as vue m'éparpiller?
- Et
bien là, ces dossiers !
- Mais
comment, pourquoi je m'éparpille avec ces dossiers ? Tu peux
m'expliquer ? Me donner d'autres exemples ?
- Mais
tu sais Alexia, je ne veux pas te blesser, ou t'enfoncer, on
travaille ensemble vers un même objectif...
- Tu
peux développer sur pourquoi je m'éparpille avec ces dossiers ?
Tu as d'autres exemples ? Je veux bien entendre des remarques
si elles sont justifiées, mais si tu n'as pas d'exemple je ne peux
pas tenir compte de celle-là...
- Je
te sens sensible en ce moment, Alexia. Tu sais, si tu es fatiguée
tu peux prendre un arrêt de travail, il faut prendre soin de toi...
je dis ça pour ton bien, vraiment.
- Ecoute
Sandrine, j'entends ce que tu dis, mais je n'en tiendrai pas compte.
Nous parlerons de ces dossiers en réunion, avec les autres, tu
pourras répéter ton point de vue et soumettre tes réticences à
continuer les dossiers que j'ai commencés. Nous verrons comment
tout le monde envisage la répartition du travail autour de ces
séjours vacances et nous déciderons ensemble d'une procédure à
suivre. Je le note à l'ordre du jour. Maintenant, la discussion est
close et je retourne avec les résidents.
Regarde-toi
dans la glace, Gorgone, et meurs de ton propre fiel.