lundi 26 avril 2021

Pont St Esprit, 187km.

Fabienne 29/03/69 – 29/06/70

Stéphanie 22/04/70 – 04/12/70

C'est mes soeurs mes petites soeurs, elles sont là, tu vois ? Regarde, elle est beeeeeeelle...

Il me montre un ange en plâtre, noirci par le temps, sur le bord de la tombe.

C'est elle, ma sœur, elle est belle, elle est morte ma sœur tu sais ?

Il a la barbe éparse de ceux qui ne savent pas trop faire, et des coupures, sur la joue. Le baragouin des gens que j'aime, les yeux transparents d'avoir trop vu. Mais vu quoi ? le silence bavard de ceux qui savent pas dire. Il a vieilli sans grandir, et se laisse dicter sa vie par ceux qui sont payés pour.

L'émotion le fait tressauter. Il tressaute beaucoup. Chaque année quelqu'un l'emmène ici, sur cette tombe grise au fond d'un cimetière de Pont St Esprit, que personne ne visite plus, à part lui. Cette ville prise d'hallucinations collectives, dans les années 50. A notre fille chérie. A ma filleule adorée. Une rose en céramique, de faux chrysanthèmes salis, vieillis. Son paradis. L'oubli.

Je veux être enterré ici. Avec mes sœurs !

Un an que j'essaie de créer un lien. Mes collègues ont lâché, il est inaccessible. L'autre n'existe que dans la satisfaction de ses besoins, il n'échange pas. Ne partage pas, ne donne pas. Il veut une télé plus grande et acheter du dentifrice. Il répète, et répète, et tressaute, et crispe , son bras, ses jambes, il se tend comme un arc dans un glapissement glaçant lorsqu'il est traversé d'une émotion. L'extra terrestre.

Pas de visite à la Toussaint à cause de la pandémie. La tension a monté, doucement, des semaines durant, jusqu'à ce que ce ne soit plus supportable. Il a coupé le fil de sa télé et a bondi frénétiquement, a hurlé, hurlé, PONT SAINT ESPRIT! J'ai demandé une dérogation, on a pris la voiture. Tous les deux. 187km de sons, einh, hon, humm, sans discontinuer. C'était long. Et puis...

C'est mon pays ici ! C'est beaaaau mon pays. C'est beaaaaauu...

… son sourire. Ses crispations.

C'est là.

Lui qui n'a conscience ni de l'espace ni du temps, qui confond hier et demain, qui se perd dans sa chambre. Au sortir de l'autoroute, il a crié

C'est là !

J'ai éteint le GPS et je lui ai dit Montrez-moi.

Sur 15 km il m'a guidée, droit au but. Dans le cimetière il m'a guidée, droit au but. Il tient serrée la lavande qu'on a achetée et sa pochette noire sous le bras, qu'il avait préparée, dans laquelle des cadeaux. Plus de problème de motricité, d'équilibre, de repère. Il est là, il y va.

C'est mes soeurs mes petites soeurs, elles sont là, tu vois ?

Transfiguré.

Ma gorge se serre. Je m'arrête avant lui, je le laisse.

Il pose avec une précision que je ne lui connais pas le pot de fleurs, en le calant contre la pierre tombale. Ouvre la pochette et sort ses dessins, des trésors, qu'il glisse sous le masque en pierre ponce qu'il avait du déposer une année précédente. Il m'oublie. Il leur parle. Il avait 8 ou 9 ans quand elles sont nées, puis décédées, l'une après l'autre, et leur mère est partie. Il leur parle et ses tics disparaissent, dans une complainte inintelligible il invoque, il les danse, ces toutes petites qui n'ont presque pas vécu, soudain célébrées dans une transe surréaliste et les bourrasques accompagnent et font pleuvoir des fleurs, ça chuinte, ça vole, ça siffle, ça tourbillonne, c'est fou... Elles sont là, les sœurs, ils sont trois, je crois...

… je suis en trop. En retrait, je ferme mes yeux. Mouillés. Enveloppée de la fantomatique présence. Bercée par la litanie incompréhensible. Appuyée contre un caveau. Il fait froid.

Elles sont au ciel, mes sœurs, elles sont mortes, elles sont là, dans mon cœur !

Cet homme d'un autre monde. Si lointain.

Cet instant qui lui appartient, il ne sait pas, il nous rejoint. J'en doutais, vraiment, honteusement, mais j'apprends là, maintenant, simplement, que lui et moi, on est pareil. Par delà les kilomètres, les années, les difficultés, par delà le handicap, il aime. On est pareil. On aime.

30 minutes. Il se retourne.

C'est bon, c'est fini, on part. C'est fini. On reviendra.

Sans autre parole que celles du vent sifflant entre les décorations mortuaires, je le suis vers la sortie. Dans la voiture. Il me dit

Au foyer, tu feras les comptes ?

C'est tout vu, les comptes. C'est moi qui gagne. Je fais croire que je travaille à aider, les petits, les faibles, les fragiles. Je mens. Tellement. C'est moi qui prends. Je grandis de ces fragiles-là, si forts de ces instants volés, au temps, à la raison, aux codes, au regard de l'autre... Me donnent le droit d'être unique. Imparfaite. Vivante. Avec eux, leur main dans la mienne. Malgré et contre tout.

Fabienne 29/03/69 – 29/06/70

Stéphanie 22/04/70 – 04/12/70

Patrick.

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