Sa vitalité qui déborde
sur les conventions sociales. Confinée.
Ses touchantes
maladresses. Confinées.
Sylvaine. Confinée.
Un 19m² dans le centre
ville de Nantes qu'elle a optimisé comme une vitrine Ikéa et elle
est bien, là. Sylvaine est un concentré d'essentiel, tout ce qui
est hors d'elle est superflu. D'aucuns diront qu'elle est instable, à
voguer de ville en ville avec ses 3 cartons, moi je pense plutôt que
le monde est chanceux de voir ses graines de vie disséminées à
droite à gauche.
Le confinement, elle l'a
accueilli comme un grand bol d'air. Elle l'a attaqué de front, au
chômage partiel, à grand coups de siestes et de séries pourries,
franchement ça fait du bien. Une pause salvatrice dans le quotidien
trop rythmé de son travail de prof à plein temps et d'un master à
terminer.
Elle dit a postériori,
quand même, que c'était ptêt une sorte de déni, ce bizarre
sentiment de liberté alors qu'elle était enfermée, comme si,
focalisée sur elle, envie de voir personne, de s'occuper enfin
d'elle-même, elle ne voyait pas ce qui se passait dehors. Elle a
profité deux semaines, tranquille, et poussée par la faim elle est
sortie. Elle pose un regard étonné sur la ville, c'est joli dehors.
Mais dehors aussi, le
monde en stress et la voisine suspicieuse, vous sortez souvent non ?
Le mec au supermarché Vous êtes trop près de moi !! et les
masques, et le gel, et la méfiance étouffante. Dehors, le monde en
stress et Sylvaine est une éponge, ses pensées s'emballent et
l'oppressent, il faut qu'elle rentre chez elle, il faut qu'elle
coupe. Envie de ne plus voir personne, s'autosuffire. Chez elle, elle
pense et tourne, et vire, elle lit, elle visionne, elle se demande
comment on est arrivés là, qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi
j'accepte sans broncher de signer une paperasse pour sortir de chez
moi ? Elle lit des pages et des pages anarchistes, on doit
changer de monde, elle dit. Ses étudiants, adultes, immigrés,
réfugiés, apprenant le français, la bombardent de messages,
angoissants, angoissés, dégoulinants de vidéos complotistes et
Sylvaine rassure, son énergie fuit comme dans une passoire. Elle
reçoit beaucoup plus de messages qu'avant, l'enfermement pousse au
lien numérique et même de gens qu'elle connaît peu elle reçoit
des essaims de plaintes qui la piquent et piquent et piquent. Elle se
sent vampirisée par l'asaut d'angoisses qui ne lui appartiennent pas
et c'est trop pour elle. Son enfer, là, c'est les autres et elle
veut pas. Elle commence à filtrer. Parce que le confinement grossit
comme une loupe les émotions, elle doit aussi protéger les siennes.
On lui propose de
télétravailler. Pas d'obligation. Elle se tâte et accepte. Parce
que ses étudiants sans le collectif du cours de français sont
complètement isolés, parce qu'ils ont peur, loin de leurs repères,
loin de chez eux, parce qu'ils ont besoin d'elle pour apprendre,
parce qu'ils sont en demande. Parce qu'elle a besoin de se sentir
utile et aussi, soyons honnêtes, parce qu'elle gagnerait plus à
travailler qu'à continuer de glander, et elle culpabilise parce
qu'elle pense que les sous, c'est mal. Elle accepte le télétravail,
le ventre en vrac tordu par l'idée qu'elle trahit ses idéaux, en
acceptant de satisfaire encore un système dont elle ne veut plus.
Les étudiants n'ont pas
d'ordinateur. Ils ont WhatsApp. T'as déjà enseigné par Whatsapp
toi ? Tout est à inventer, et c'est à la fois excitant et
angoissant, cette possibilité de tout faire, tout imaginer, tout
fabriquer, elle adore ces challenges qui ponctuent sa vie, qu'elle
relève toujours et qui la grandissent chaque fois un peu plus. Cette
fois-ci, cette fois encore, elle se heurte aux limites qu'on lui
impose et elle rumine, pense que ce sont les siennes. C'est dur. Elle
voudrait donner tellement plus.
Ses journées sont
pleines. Elle n'a personne à gérer, pas d'horaire, elle essaie de
s'organiser dans ce monde désorganisé. Elle jouit de cette heure
quotidienne dehors, qu'on lui accorde généreusement, elle profite
d'en avoir encore le droit, sait-on jamais... elle rencontre en
cachette, résistante, son amie voisine, question de survie... elle
sent parfois, un peu, beaucoup, la piqûre de la solitude. Elle
pleure pas, mais un câlin, ça serait pas de refus.
Six semaines dans 19m²,
centre de Nantes. Elle m'a raconté tout ça en riant, à son
habitude. Sylvaine a le pouvoir magique de tout alléger. Elle
transforme sa petite surface en grotte intime, elle dit qu'elle va
bien par rapport à d'autres ! elle ne tourne pas en rond, mais
son cerveau, si, un peu... il commence à divaguer. Il la mène, la
nuit, au cœur de contrées lointaines et sauvages, dans des jungles
touffues ou sur des rues arborées, des mondes, quoi, où l'on peut
sortir... sans autorisation.