mercredi 13 mai 2020

Au temps du Corona - Sylvaine, Nantes, France


Son rire éclatant qu'elle encadre de fossettes et surligne de ses yeux perçants. Confiné.
Sa vitalité qui déborde sur les conventions sociales. Confinée.
Ses touchantes maladresses. Confinées.
Sylvaine. Confinée.

Un 19m² dans le centre ville de Nantes qu'elle a optimisé comme une vitrine Ikéa et elle est bien, là. Sylvaine est un concentré d'essentiel, tout ce qui est hors d'elle est superflu. D'aucuns diront qu'elle est instable, à voguer de ville en ville avec ses 3 cartons, moi je pense plutôt que le monde est chanceux de voir ses graines de vie disséminées à droite à gauche.

Le confinement, elle l'a accueilli comme un grand bol d'air. Elle l'a attaqué de front, au chômage partiel, à grand coups de siestes et de séries pourries, franchement ça fait du bien. Une pause salvatrice dans le quotidien trop rythmé de son travail de prof à plein temps et d'un master à terminer.
Elle dit a postériori, quand même, que c'était ptêt une sorte de déni, ce bizarre sentiment de liberté alors qu'elle était enfermée, comme si, focalisée sur elle, envie de voir personne, de s'occuper enfin d'elle-même, elle ne voyait pas ce qui se passait dehors. Elle a profité deux semaines, tranquille, et poussée par la faim elle est sortie. Elle pose un regard étonné sur la ville, c'est joli dehors.

Mais dehors aussi, le monde en stress et la voisine suspicieuse, vous sortez souvent non ? Le mec au supermarché Vous êtes trop près de moi !! et les masques, et le gel, et la méfiance étouffante. Dehors, le monde en stress et Sylvaine est une éponge, ses pensées s'emballent et l'oppressent, il faut qu'elle rentre chez elle, il faut qu'elle coupe. Envie de ne plus voir personne, s'autosuffire. Chez elle, elle pense et tourne, et vire, elle lit, elle visionne, elle se demande comment on est arrivés là, qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi j'accepte sans broncher de signer une paperasse pour sortir de chez moi ? Elle lit des pages et des pages anarchistes, on doit changer de monde, elle dit. Ses étudiants, adultes, immigrés, réfugiés, apprenant le français, la bombardent de messages, angoissants, angoissés, dégoulinants de vidéos complotistes et Sylvaine rassure, son énergie fuit comme dans une passoire. Elle reçoit beaucoup plus de messages qu'avant, l'enfermement pousse au lien numérique et même de gens qu'elle connaît peu elle reçoit des essaims de plaintes qui la piquent et piquent et piquent. Elle se sent vampirisée par l'asaut d'angoisses qui ne lui appartiennent pas et c'est trop pour elle. Son enfer, là, c'est les autres et elle veut pas. Elle commence à filtrer. Parce que le confinement grossit comme une loupe les émotions, elle doit aussi protéger les siennes.

On lui propose de télétravailler. Pas d'obligation. Elle se tâte et accepte. Parce que ses étudiants sans le collectif du cours de français sont complètement isolés, parce qu'ils ont peur, loin de leurs repères, loin de chez eux, parce qu'ils ont besoin d'elle pour apprendre, parce qu'ils sont en demande. Parce qu'elle a besoin de se sentir utile et aussi, soyons honnêtes, parce qu'elle gagnerait plus à travailler qu'à continuer de glander, et elle culpabilise parce qu'elle pense que les sous, c'est mal. Elle accepte le télétravail, le ventre en vrac tordu par l'idée qu'elle trahit ses idéaux, en acceptant de satisfaire encore un système dont elle ne veut plus.

Les étudiants n'ont pas d'ordinateur. Ils ont WhatsApp. T'as déjà enseigné par Whatsapp toi ? Tout est à inventer, et c'est à la fois excitant et angoissant, cette possibilité de tout faire, tout imaginer, tout fabriquer, elle adore ces challenges qui ponctuent sa vie, qu'elle relève toujours et qui la grandissent chaque fois un peu plus. Cette fois-ci, cette fois encore, elle se heurte aux limites qu'on lui impose et elle rumine, pense que ce sont les siennes. C'est dur. Elle voudrait donner tellement plus.

Ses journées sont pleines. Elle n'a personne à gérer, pas d'horaire, elle essaie de s'organiser dans ce monde désorganisé. Elle jouit de cette heure quotidienne dehors, qu'on lui accorde généreusement, elle profite d'en avoir encore le droit, sait-on jamais... elle rencontre en cachette, résistante, son amie voisine, question de survie... elle sent parfois, un peu, beaucoup, la piqûre de la solitude. Elle pleure pas, mais un câlin, ça serait pas de refus.

Six semaines dans 19m², centre de Nantes. Elle m'a raconté tout ça en riant, à son habitude. Sylvaine a le pouvoir magique de tout alléger. Elle transforme sa petite surface en grotte intime, elle dit qu'elle va bien par rapport à d'autres ! elle ne tourne pas en rond, mais son cerveau, si, un peu... il commence à divaguer. Il la mène, la nuit, au cœur de contrées lointaines et sauvages, dans des jungles touffues ou sur des rues arborées, des mondes, quoi, où l'on peut sortir... sans autorisation.







mardi 12 mai 2020

Au temps du Corona - Alexia, Charinaz-le-Bas, France


J'ai remis le pied dans un monde qui aurait une roue voilée. Ça tourne bancal.

Je voyais mon retour comme un splendide feu d'artifice, pétaradant d'émouvantes effusions et aveuglant de victuailles franchouillardes ! Un banquet à la gauloise, le sanglier, le barde, les copains, le bonheur, quoi. L'explosion a finalement duré deux fois quelques minutes... tout s'est passé dans du velours. J'ai glissé doucement dans le retour, ici, et j'ai trouvé un autre bonheur, surprenant et discret. Isolé. Avec mon blagueur de frère et sa douce flamme, sa douce femme, ma pétillante nièce et son fringant Doudou Bêêê qu'on appelle Doudoub, entre nous. 5 semaines au rythme de l'Enfant, levers, repas, fromages, couchers à heures presque fixes. Et entre les essentiels, j'ai gardé la flegme laotienne des dernières semaines, à vagabonder, beaucoup, entre le canapé super confort et le banc ensoleillé, entre le plan de travail et les sentiers forestiers, seule ou accompagnée. Lire, écrire, aller voir les chevaux, écouter les oiseaux, aller voir les chevaux, cuisiner, appeler les copains, faire des clips débiles, aller voir les chevaux. Ma nièce aime beaucoup les chevaux.

Je suis aussi restée plantée, beaucoup, beaucoup de temps devant les écrans, puisque tout passe par eux. Le lien à l'autre, à l'actualité, à la culture, à la création. Un jour, de rage, j'ai pris la décision radicale de désormais partir en forêt sans mon téléphone, et donc sans Maps.me. Très fière de moi, j'ai pu tourner en rond deux heures, en étant sûre d'être déjà passée par là, ah mais oui, mais finalement non, c'est quoi cet arbre? oh l'insecte de fou!... j'ai découvert toutes les splendeurs que j'admirerais naturellement si j'avais fait dix mille bornes pour être là... le pissenlit. J'ai découvert le pissenlit, vraiment. A quel point il est parfait. Imagine que chaque pétale que tu prenais pour un pétale est en fait une fleur avec un pistile... sur la boule d'étoiles, chaque graine délicatement accrochée à la base laiteuse est surplombée d'un parachute de dentelle qui lui permet de se porter loin quand le souffle vient la détacher. Je reste béate d'admiration devant tant de merveille.

Mes aspirations révolutionnaires ne se sont pas cantonnées là, j'ai aussi cuisiné l'ortie sous toutes ses formes en essayant sincèrement de nous convaincre tous les 4 que c'était pas dégueulasse (en vain), et j'ai arrêté de m'épiler. Voilà à quoi je ressemble vraiment sans les injonctions patriarcales, j'ai des poils sur les jambes et sous les aisselles, et j'assume à 100%. Tant que personne ne me voit, quoi.  L'idée du regard pose les questions existentielles: puis-je être séduisante, poilue ? suis-je aimable, poilue? Suis-je encore une femme, un être humain? et l'existence même de ces questions m'amène à ma réponse, collabo. Mon doigt d'honneur ne résistera pas et je retournerai sagement dans le rang. Sans poils, et sans orties.

Pour oublier ma veulerie, je continuerai de m'abreuver de toutes ces émissions assez politiquement positionnées, passionnées, hurlant de rage et pleurant d'espoir; je garderai l'impression de participer à la construction d'un renouveau, le tout en cherchant un CDI confortable et une maison avec baignoire. Toute cette hypocrisie que les gens comme moi ont à beugler sur les toits qu'on vit un monde pourri alors qu'ils sont terrifiés à l'idée qu'il s'écroule vraiment... c'est dégoûtant.

J'avais quitté Lyon il y a six mois, fraîche et innocente. Je reviens dans la ville masquée, aussi tourneboulée que moi. Nous sommes tous sur une bordure, temps de prendre des décisions. Je vais déjà provoquer mon propre changement. A défaut de refaire tourner le monde droit, peut-être que moi, je retrouverai un axe?

dimanche 10 mai 2020

Au temps du Corona - Olivier, Luang Prabang, Laos

« Alexia, tu sais, en fait le coronavirus c'est un petit truc microscopique, il a une petite couronne et oh ! sur le mur il y a un énorme gecko tu sais ! Oh le gecko ! Au revoir ! »

Luang Prabang, Laos.

Hélène enseigne à l'école française et l'ont suivie Olivier, Théodore, Gabriel.

Il sont arrivés en août et se sont installés, dans la ville, dans leur maison, dans cette culture qu'ils avaient hâte de rencontrer et pour laquelle ils ont tout quitté, en France. Passionnément curieux, un peu stressés.
Ils ont retrouvé un quotidien, se sont fait des amis, ont déployé leurs curiosités pour s'en mettre plein les papilles et les mirettes, ils ont chialé de la quantité de travail astronomique à l'école et ragé de ne pas trouver de boulot, ils ont fait des bêtises, ils sont tombés, se sont relevés, ils ont vécu, quoi, tous les quatre.

En janvier, j'y étais encore et ça chuchotait de toutes parts... un virus. En Chine. Que jouxte le Laos par son nord. Olivier, comme beaucoup d'entre nous, a fait confiance et attendu. Pas le genre de mec à paniquer, plutôt le genre à rassurer. Les rumeurs parlaient d'un chinois qui aurait traversé la ville, et j'imaginais le zombie, bave aux lèvres, crachant sur chaque passant, mordant ceux qui ne couraient pas assez vite, les cris d'horreur, la ville en feu, la fin du monde. En fait que dalle : on a acheté des masques et on a attendu. Eux aussi.

Fin mars, ils se sont posé la question... rester, partir, rentrer pour revenir, ou pas... ils ont jeté un œil sur ce qui se passait à droite à gauche, les galères des uns et des autres en Asie ou ailleurs, des expat', des touristes, et la situation en France, des relents de mesures dictatoriales... par le prisme des médias c'est un peu faussé mais ça semblait finalement pas si mal de rester ici. Ils ont misé sur la bo penyang attitude, et se sont calfeutré.

Olivier n'a pas vraiment peur du virus. Peu de malades au Laos. Il craint plus les attaques des moustiques que rien ne calme, et qui provoquent en ce moment une recrudescence de cas de dengue et de palu. Ça, ça le fait flipper. Le Covid, c'est du pipi de chat à côté de vraies épidémies qui frappent toujours les pays déjà en difficulté. Et ces pauvres petits européens privés de liberté... sarcastique non ? Il siffle la croissance, le profit, ces grands patrons qui attendent juste de rattraper le retard... pendant que des millions de personnes perdent tout, confinements impossibles, exodes, famines, avec quel avenir ? Quand il parle il a la rage.

A la maison les routines sont renforcées. Il faut des repères pour structurer ce temps qui s'étire. Théo et Gabi ricanent en parlant du conarvirus, ils font l'école à la maison, ils jouent dedans, dehors, se fendent le menton, regardent rougir les tomates et mangent les fruits du jaquier que leur donne le voisin. Ils ont presque l'air insouciants. Seulement, Théo dit vingt fois par jour qu'il va bientôt rentrer à la France. Ils dorment mal et bombardent les parents de questions... mais y'a pas de réponse. Ils ne savent pas quand ni comment ils pourront rentrer. Cette année décrochée tourne au vinaigre et ça devient difficile. C'est long. Ils sont tous les quatre, Olivier dit c'est déjà ça, certainement l'essentiel. On se fait de gros câlins... que faire d'autre ?

mercredi 6 mai 2020

Au temps du Corona - Delphine, Lyon, France



Je connais le Phoénix, en vrai. 
Il a les yeux d'une tendresse infinie et la coupe au carré, les bras peints de tatouages et la voix douce, mais ferme. Il est discrètement généreux, et pudiquement présent.
Le phoénix est une femme, et il s'appelle Delphine. Des années de galère, ses filles sous le bras et le frigo vide, elle a bataillé pour sa survie et celle de ses lionceaux. Elle avait pas la forme quand je l'ai connue, mais sa force et sa rage l'ont tenue droite, toujours. Elle a menée ses combats, personnels, professionnels, et elle l'a gagnée, sa guerre ! Elle bouillonne encore de projets et d'envies, fait de chaque difficulté un pari. Delphine, c'est mon héroïne.

Elle est confinée avec ses deux filles depuis le 17 mars, dans son appartement lyonnais. Son quotidien d'assistante maternelle est bouleversé, du lever au coucher, il a fallu tout réorganiser, entre travail et école à la maison. Sur les deux enfants qu'elle accueille à temps complet, l'une a été confinée d'office dès le premier jour, black out, mais le second continue de venir, largué chaque matin par ses parents qui travaillent à la maison. Delphine ça l'agace un peu, et elle ose pas dire qu'elle préférerait qu'il reste chez lui. Dur dur de gérer le petit et ses deux grandes. Y'a des jours où ça va, et d'autres moins, parfois les filles se lèvent de mauvaise humeur, faut s'adapter... mais Delphine est une maman de compèt. Elle puise dans ses réservoirs et sort sa baguette magique pour mobiliser ses filles sur ci ou ça, sur d'hilarants remakes des clips de maître Gims ou sur la classe qu'elle assure. Elle assure, la classe. Grâce au super travail des maîtresses qui font des vidéos Youtube et des cours en visio, et surtout, surtout, qui lancent des défis adorés des filles.


Papier toilette, épluchures de crayons, boîtes à chaussures, tout ce qui passe se découpe, se colle, se plie, se transforme en mondes fantastiques et les imaginations soulèvent les 4 murs des confinées! Leur créativité n'avait jamais été si bouillonnante, si ingénieuse, si joyeuse. Et puis ça permet, faut le dire, de faire du tri, du rangement, dans les commodes et les placards, ça déballe, ça virevolte, ça classe, ça jette, ça joint l'utile à l'agréable. Dur d'imaginer que d'autres tournent en rond quand on voit pas ses journées passer !


Mais quand même, les 3 princesses se sentent un peu seules dans leur donjon. La vie ne jaillit plus des rues, le temps s'est arrêté. Loin du monde. Le prince charmant confiné chez lui, à 50 km, et Delphine se languit. Ils se voient beaucoup, d'habitude, profitent des temps avec et sans enfants et là c'est grand blanc. Un manque. Ils s'appellent dès qu'ils peuvent, tôt le matin, tard le soir, à la pause pipi, entre deux boules de papier mâché, à l'heure du café et à celle du digeo... la semaine dernière, il a craqué, et débarqué, sur son fidèle destrier. Ils ont passé deux jours ensemble dans un cocon, un coconfiné, mais en vrai c'est pas trop leur truc. Ils ont tourné en rond. Tourné, tourné, tourné, et zuiiiiing ont profité de la force centrifuge pour gicler de la réalité et faire jaillir les idées, leur prochain premier resto, leur prochain premier week-end, leurs prochaines premières vacances et même pas loin, on s'en fout! A califourchon sur leurs rêves ils se sont projetés dans l'Après.

Après, c'est aussi quand tous les événements familiaux qu'elle attendait impatiemment seront reprogrammés. Quand sa cousine pourra repenser à son mariage annulé, auquel Delphine était témoin. C'était dur, d'accepter de repousser ce qui est réfléchi par tant de proches depuis tant de temps, à cause du pire truc qui puisse arriver au monde... mais tout le monde va bien, dans sa famille, et c'est le principal. Le mariage est décalé d'un an ou deux, et puis l'espoir se porte sur les vacances d'été. Ensemble. En attendant, nécessité de trouver d'autres moyens, de se parler autrement, des appels famille en visio tous les deux jours, avec sa mère, avec sa sœur et sa nièce, avec sa mère, sa sœur et sa nièce, avec la sœur, sa nièce et sa cousine, elles ont été jusqu'à 8 à se parler, de toutes façons ça ne marchait pas à plus de 8. Des apéros, des baccalauréats comme on faisait à l'école, elles ont toujours quelque chose à se dire et on rigole de bêtises, de choses simples, une grimace peut nous tenir 5 minutes et finalement tout ça, c'est émouvant... on se parle plus maintenant en visio qu'en temps normal, où on ne prend le temps de rien... c'est vraiment top.

Elle dit beaucoup ça, c'est top. Elle veut voir le monde en positif, toujours, le calme des rues qui lui a permis d'ouvrir enfin les fenêtres sur la rue, les légumes qu'elle a pu aller chercher au jardin partagé, la joie de ses filles, la présence indéfectibles des siens et puis... elle finit par évoquer le pique-nique et le match de foot qu'elle a vus organisés malgré les consignes, et les gens qui vont dans les parcs en sautant par dessus les portails cadenassés. Elle décrit la saleté des rues, et les remarques qu'on lui fait lorsqu'elle sort avec ses filles faire les courses... des enfants, dehors ?... elle raconte surtout ce qu'elle a vu à Carrefour ce premier week end de confinement. Choquée , profondément, par ceux qui se battaient pour un paquet de farine, des chiens enragés sur un morceau de viande, et elle est restée plantée là, dans les rayons, à plus savoir que faire devant l'impressionnante bêtise humaine. Dégoûtée. Effarée. Effrayée de constater que les gens deviennent fous, elle dit si un jour ça devient plus grave ils vont se manger entre eux. J'ai peur.

Elise et Manon me laissent un petit message, de leurs petites voix de petites filles. « Bonjour Alexia, on espère que tu vas bien, nous on va hyper bien, on est sages, et on est confinées. » Elles n'ont pas peur, elles. Elles savent que dans ce monde qui marche sur la tête, Maman est là, chaque jour, qui veille.

vendredi 1 mai 2020

Au temps du Corona - Sarah, Port au Prince, Haïti

C'est la fille de l'ancienne copine du père de mon ex. Tu suis ? Je
l'ai connue haute comme ça, ou presque, elle aimait le cheval et les bijoux afro. Discrète et belle dans sa fière adolescence.

Elle est aujourd'hui une Femme, une vraie, de celles qu'on admire et qu'on dessine, de celles qui font peur et qui font de gros doigts d'honneur aux stéréotypes de tous genres. Elle est infirmière pour Médecins Sans Frontières. Un jour elle m'a dit que les gens lui posaient peu de questions sur ses missions, elle pense que c'est parce que ça rendrait leur quotidien vachement moins agréable, moins tolérable. Ça la pince quelque part, un peu fort selon les moments, mais finalement ça lui va de pas salir les autres de la boue qu'elle ramène sous ses chaussures... elles les retrouve à chaque fois tout propres, comme avant. Elle continue comme ça.

C'était facile, pour moi, de fermer les yeux, très fort, et chanter LALALALA les mains sur les oreilles pour pas entendre ce qu'elle a à dire aujourd'hui. Rester tranquillement confinée dans le canapé en me plaignant de m'ennuyer. Comme j'aurais pu ne pas lire l'article sur les prostituées qui crèvent au bois de Boulogne, ou ne pas regarder le reportage sur les violences policières dans les banlieues. Ça me donne l'impression, en m'insurgeant vaguement, de faire quelque chose ; on est d'accord, ça donne une ombre de bonne conscience mais ça sert à rien. Sarah, elle, elle sert.

Elle profite d'une pause pour me laisser des messages. 7 messages d'une minute pour résumer ce qu'elle vit en Haiti, ça fait pas beaucoup pour trop d'émotions. On lui a demandé, là-bas, de prendre un poste de Responsable Qualité, elle dit ça pète un peu des culs mais personne sait vraiment ce que ça veut dire. Ça fout la trouille quand on est jamais sorti du bloc.

3 semaines de formation et elle se jette.
Dans un gros hôpital qui fonctionne très bien, une importante équipe d'expatriés qui bosse, qui communique, qui pense des projets de ouf, genre devenir un centre de formation pour jeunes médecins. Au début c'était grisant, ambitieux, un peu la classe. Quelques semaines d'émulation,

puis Covid.

L'ambassade propose un vol de rapatriement et plus de la moitié des expat' part. L'intégralité de l'équipe médicale, anesthésistes, chirurgiens, urgentistes, partis. Voilà. Tous partis. Se sont retrouvés dix clampins pour tenir un hôpital de 300 personnes, restent de supers médecins haïtiens mais qu'il faut encadrer et ils rament, elle rame, ils font semblant de travailler normalement alors que tout le monde est obnubilé par cette connerie. Le virus. Se protéger. Ils font comme s'ils allaient travailler normalement, maintenir leurs activités traumato, gros accidentés de la route et blessés par balle, c'est pas un centre Covid, et ça va pas le devenir. Mais pour pouvoir continuer à soigner ceux-là, il faut des masques, et pour être sûr d'avoir des masques, faut les mettre sous clés parce qu'ils se font tout chourer, savon, gel hydroalcooliques et même une machine de réa qui coûte 1500 balles. Des cadenas. Aux portes. Si on fait pas ça comme des connards de blancs on va devoir fermer l'hôpital, et elle dégage : ce n'est pas acceptable d'arrêter de proposer des soins à la communauté.

Alors ils mettent des cadenas. Aux liens. Elle n'a plus de temps à passer avec les patients. Plus de temps non plus, à passer avec les infirmiers, plus le temps de les former, de leur parler, même plus le temps de se rappeler leurs prénoms et le rapport devient dégueulasse. Méfiance, partout, défiance un peu, ne se sentent pas protégés, manque de masque, de blouses, de lunettes, et on peut pas leur donner tort. Y'a pas grand chose. Elle rigole, jaune, d'avoir couru coudre en catastrophe quelques masques, bigarrés, dans un autre centre MSF qui a une machine à coudre. Sont démunis. Ils ont peur. Quand elle parle, elle dit des mots qui ne sortent pas, ce désespoir de porter la responsabilité d'une situation qu'elle ne maîtrise pas. Elle dégage, gun sur la tempe: c'est acceptable d'avoir un rapport de merde avec le staff, quand tu fais ce métier c'est pour garantir un accès aux soins, pas pour te faire des potes.

J'ai du mal à trouver le sens de tout ça... j'avais 17 ans quand je suis entrée à l'école, ça fait dix ans que je suis soignante. Je suis pas rentrée à MSF pour sauver le monde mais pour trouver un sens... je le trouvais pas dans les cliniques en France où on fait des anesthésies pour des liftings et des liposuccions mais là... j'ai pas fait ce métier pour faire ce que je fais aujourd'hui. Je suis pas flic.

Vendredi, un autre avion part de Port-au-Prince. La directrice des Soins Infirmiers, qui restait, le prendra. Ses deux parents sont atteints du coronavirus, dans le coma, ils meurent. Sarah prendra sa place.

127 personnes sous ma responsabilité. Ça demande une expérience que j'ai pas, des compétences que j'ai pas... alors là, bah... alors là, autant te dire... bah moi je… je sais pas. Je dors déjà pas beaucoup, je pleure pas mal, et le pire c'est que j'ai commencé à faire un truc qu'est pas bon. Je compte les semaines. Quand t'en es là c'est que c'est la merde...

Elle en a fait 9. Il en reste 14. Dehors, les jeunes jouent avec des mitraillettes.

Elle se persuade que c'est pas le moment de se poser des questions. Elle doit jongler avec ses deux casquettes, ses deux ordinateurs et ses tonnes de clés. Pallier les manques, de matériel, de professionnels, de confiance, d'énergie, de sommeil. Comprendre un peu ce qu'elle doit faire et dégager des priorités. Assurer ces réunions qu'elle doit diriger. Tenir face aux autres qui, comme elle, sûrement, sont à cran. Ce sera dur à en pleurer encore des litres. Elle ne fera pas tout parfaitement, elle oubliera des trucs et sera maladroite, parfois, mais elle le fera. Elle ne le sait pas mais elle le fera et quand elle rentrera, elle sera encore une autre, comme à chaque fois qu'elle rentre. Elle poussera la porte de chez son chez elle, elle glissera les pieds dans ses chaussons, elle embrassera ses frères et là, dans son canapé, elle se posera des questions.