jeudi 26 décembre 2019

Au paradis, l'enfer


J'ai passé Noël au Paradis, dans un trou de verdure où chante la dernière cascade de Kuang Si... un restaurant sous une cahute en bambou, bercé par le chant de l'eau qui suinte de tous les pores de la terre, là, au-dessus de nos têtes, tantôt douce, tantôt forte, fine ou puissante, elle dégringole dans la folle flaque turquoise ou glisse dans son tunnel de verdure, incognito, au travers des luxuriantes tropicales et des palmiers géants. Elle passe une à une les marches glissantes, vague féline, et poursuit voyage au-delà... sans moi. Moi, moi, moi, qui circule sur les petits ponts dessus l'onde, les pieds nus, le souffle long. Je bois ces détails d'autour, cette feuille qui volette, seule, ce papillon-libellule aux ailes noires, ce tendu tronc aux jambes en angle. Je m'emplis de la sérénité du propriétaire, en tailleur, ici comme un élément de son tout. Je profite de Noël, les pieds au frais, l'esprit vaguant, vaquant, vacant, la panse tendue des lao-délices. 48h et deux nuits pour sortir de la ferme et de l'attention permanente dont ce cœur battant a besoin. Les batteries sont rechargées et nous enfourchons le fidèle destrier.

S'arrêter à midi pour manger, le long du Mékong, vue dégagée. Le fleuve est sombre et ses flancs sont rouges, il fait sec. Ma soupe préférée est au menu, toujours juste un peu trop épicée, que j'aime à affronter. J'ai les oreilles qui piquent, et je ris.

Sous le toit de chaume qui nous fait chapeau avancent deux jeunes filles, de 12 ou 13 ans, qu'elles sont belles ! Je m'écrie dans un soupir. En costumes traditionnels Hmong tout colorés aux limites du fluo, des grelots, des pompons, de longs cheveux nattés, noirs de jai. Deux visages fins. Des enfants.
Avec elles une femme, peut-être. Un ladyboy ? Une femme, peut-être. Un chemisier repassé, élégant, blanc. Pur ? Et un homme. Gros, gras, le ventre vomissant de son pantalon mal ajusté, le visage bouffi de trop de rippailleries. Il contraste les douces princesses de jade.

Je slurpe ma soupe et les observe. L'homme parle sans souffler, à la femme qui ne semble pas être la sienne. Il parle chinois. Il parle chinois à la femme, étrange, qui traduit en lao aux enfants. Elles sont si frêles, de dos, leurs visages de profil parfois sont graves sous leurs coiffures travaillées. Lui continue de parler à son interface, blablabla, et d'un coup les deux princesses posent leur front sur la table, entre leurs paumes à plat. A-t-il donné un ordre ? Il rit. Elles se redressent, dociles. Des plateaux de victuailles envahissent leur table, et les princesses face à leur soupe ajoutent une goutte de cette bouteille rouge, une rasade de l'autre bouteille noire. Le gros gras les singe et sa droite ricane. Je sens comme un caillou dans ce roulement, comme un crissement sous ma dent. Mon paradis est sorti de son axe, ça grogne, ça couine. Un truc étrange. Pourquoi les princesses ont-elles l'air déguisé ? Leurs gestes sont mal à l'aise, elles cherchent où poser leurs mains. Sourient bizarrement. Un papa ne parle-t-il pas la même langue que ses enfants ? Le tableau perturbe.

Et Patrick me dit. Il pense prostitution. Pédophilie. Tourisme sexuel. D'un coup sec Patrick gerbe mon paradis. Je voudrais pouvoir expliquer mais rien ne semble plus logique à ce que je vois. Ce putain d'enfer. Je choque. Je bloque. C'est ça, la vie, aussi ? ce gros porc dégoulinant qui pavane son sordide rictus avant de toucher des enfants ? Je pleure dans ma soupe. Dans mon ventre c'est la guerre atomique. Leurs fragiles nattes sont les miennes, et je ne peux rien faire. Je vais le laisser faire ? Ce répugnant à lunettes prend toute la place qu'on lui donne parce qu'il terrorise, Dieu tout Puissant, Diable tout Puissant, ce libidineux ne mérite rien mais prend la vie de l'autre et la massacre à coup de singeries, la découpe à coup de bite en riant aux éclats, cette sous-merde se pense important parce qu'il a du pouvoir, et je vais le laisser faire, je vais le laisser faire !... je suis envahie par l'horreur de lui, de moi, de ces choses qui existent vraiment et je pleure et pleure encore et je m'écroule de l'intérieur... son regard croise le mien. Rien. Rien. Cette insupportable réalité : l'enfer côtoie le paradis, toujours, partout.



dimanche 15 décembre 2019

Le vieux qui aimait garder les mystères entiers


Y'a pas à dire, la température a vachement monté. Ce matin, j'ai pas eu à mettre la polaire par dessus ma doudoune que je mets sur la veste qui est sur mon t shirt par dessus mon pyjama. Tu te plains ? demande Patrick. Pourtant tu les connais, les températures en dessous de 10 !... je tords le nez, en France les portes sont montées sur des chambranles à leur taille et y'a des vitres aux fenêtres... En France, je crois me rappeler qu'il y a de l'eau chaude et du chauffage...


Je bois mon café sur la terrasse, seule avec mes quatre couches. La brume caresse les palmiers. La brume caresse aussi les restes du frangipanier que j'ai dézingué juste après avoir hurlé « JE SAIS FAIRE DE LA MOTOOOOO ! »... j'ai encore des progrès à faire. Tout est calme, rien ne bouge.

Rien ne bouge ? Dans ce décor fixe un frémissement. Attire mon œil. A côté du portail, sur un gros bambou couché à côté des poubelles, un homme attend. Godot, peut-être, autre chose ou quelqu'un d'autre. De profil, un peu voûté, il fait partie, lui, de ce tout si doux. Il a ouvert et refermé notre grille, si légèrement que je n'ai rien entendu – quand est-il entré ? il est là maintenant. Juste là, sans raison, ou bien si : raison d'être juste là. Les coudes posés sur les genoux. Il attend et j'attends avec lui. Les minutes s'égrènent, et ma tasse se vide.

Ma curiosité casse pourtant la poésie du moment.

Je me lève, et m'avance vers lui, les mains jointes, le hèle, il déplie son corps rouillé et ses grands yeux, brumeux comme le matin. Je crois qu'il m'attendait.

Je lui dis plein de mots et il me répond plein de mots. Je fais des gestes, il en fait aussi. Je répète, il répète peut-être, ou dit autre chose ? Il me fait 3 avec les doigts, je lui demande s'il attend 3 personnes. Si ça se trouve il veut attendre 3 jours ? Il m'explique patiemment, je réponds d'un regard désolé. On fait tous deux l'effort pour l'autre, résultats peu probants. Quelqu'un qui comprendrait les deux langues rigolerait certainement beaucoup de notre échange de sourds. De mon interlocuteur je sentais l'entrain s'affaiblir lorsque soudain je compris un mot... un mot, un lien, un lien, une brèche dans le mur qui nous sépare ! Il avait parlé de Moon, qui habite sur le terrain. Moon ? Moon ? Répétai-je galvanisée par cette inattendue connivence. Moon ! Moon ! Scella-t-il notre union langagière. Il se dirigea derechef vers la maison dudit homme suscité mais néanmoins absent pour quelques jours dans un élan digne d'Usain Bolt, je le suivis, intriguée, et devant la porte de la cabane en taule je sentis le frémissement d'un revirement de situation, le souffle court, le cœur en suspends, la tension battait son plein lorsque le vieux se retourna, brandissant... une clé ! LA clé ! J'allais enfin tout comprendre ! Il glissa la ferraille dans la serrure, poussa d'un geste déterminé la porte branlante, mit un pied sur la marche et y glissa son buste qui disparut dans l'obscurité. Déposa son sac. Referma la porte. Se retourna. Me jeta un regard terriblement satisfait, me sourit, moi devant, haletante. Dit quelques mots qu'étrangement je m'attendais à comprendre (mais non), avança de quelques mètres et... s'assit sur le banc.

Le dos voûté, le regard fixe, immobile, il clôt la scène. Il me laisse hagarde d'incompréhension, et je reprends ma place dans son tout. Je lâche. J'accepte. Je rentre chez moi.


samedi 7 décembre 2019

Il était une autre foi



J'ai de la chance.

J'ai pu assister, à l'occasion de l'ouverture d'un restaurant à Luang Prabang, à une cérémonie Baci. Tout le monde me demande m'est qu'est-ce c'est ? Mais qu'est-ce que c'est ? Mais qu'est-ce que c'est ? Raconte-nous Père Castor.

Rapidement : la majeure partie des lao sont bouddhistes, avec des gros relents d'animisme. Ils pensent que chacune des 32 parties de notre corps possède une âme, et que ces coquines ont tendances à s'éparpiller dans la nature... les cérémonies baci ont lieu à chaque événement important, et, dirigées par un vieux sage à qui on n'apprend pas à faire la grimace, ont pour objectif de rassembler dans nos corps nos âmes fuyantes...

Nous sommes arrivés au restaurant, invités par le propriétaire phalang. Une dizaine de personnes sont assises sur un tapis, quelques unes en costume traditionnel. En son centre : un autel qu'on appelle makbéng. Il est constitué de feuilles de bananiers pliées et orné de fleurs aussi diverses qu'étonnantes, ainsi que de fils de coton blanc, et surmonté d'une bougie. Le tout trône sur un grand plateau d'osier sur lequel sont disposées des offrandes, bananes, galettes de riz, boulettes de riz fourrées à la banane, friandises gluantes fluo au riz ou à la banane.



On s'assied, et je me sens gênée, j'ai peur de déranger, je ne sais pas où me mettre et comment faire, plongée dans cet inconnu... mais les regards sont accueillants et bienveillants, comme si je n'étais pas bizarre d'être là. Ils m'invitent à imiter. Nous encerclons le Makbeng et joignons les mains. Les sages psalmodient de l’incompréhensible, c'est doux et lancinant, certains yeux sont fermés... ils rappellent nos âmes. La ville s'efface. Sa clameur s'éloigne. Le temps suspend son vol, comme dans un écrin moelleux. Sus. Pen. Du. Mes âmes revenantes.

Puis les voix se taisent et les sages détachent du Makbeng les bracelets de coton. En prenant le temps, ils en nouent un à chacun de nos poignets en récitant des textes rituels, en frottant parfois nos paumes du bout du doigt, un échange de regards, un geste amical. Une solennité étonnamment légère, et apaisante...

Je dois garder les bracelets 3 jours minimum pour que les vœux de bonheur se réalisent. Les laisser tomber seuls si possible. Et puis y croire...


mardi 3 décembre 2019

Une histoire, deux vies



L'autre jour, on était tranquille au déjeuner, un pick up à la grille, un mec en descend. Chaussures de cuir noir fermées, rutilantes, jean skinny, T-shirt sombre et serré dans le pantalon d'une ceinture à grosse boucle. Lunettes noires au nez et mains dans les poches, désinvolte branché. Le look d'un phalang* dans un corps de lao.

S'avance vers nous. Il est déjà venu une fois, en passant, il s'était présenté. C'est Jéjé.

Possède un des resto les plus prisés de la ville, j'y suis allée le soir de mon arrivée, ça casse pas 3 pattes à un canard laqué. Juste kiffé les plats servis dans des découpages de feuilles de bananiers, du grand art. Pas de grande cuisine, mais il s'en sort bien, il a une baraque gigantesque à 2 pas de chez nous, des jardins immenses et luxuriants, et des cours de cuisine – non pardon : des expériences culinaires. Les gens cherchent l'expérience, maintenant, paraît-il. Le goût du terroir, le typique, le local. Z'auraient du passer ici, ce soir, les gens, Patrick avait envie de poulet, alors il est allé dans la basse-cour, a choisi son dîner, lui a couru après et l'a chopé, lui a fermé définitivement les yeux, l'a plumé, l'a vidé, l'a découpé et cuit sous mon air ahuri. En une heure c'était plié, tant pour la poule que pour notre dîner. Si ça c'est pas de l'expérience.

Bref.

Jéjé s'est assis sur une de nos chaises en plastoc et après politesses de coutume, 4 clopes demi fumées, écrasées, oubliées, son regard m'a semblé fixer le vide à travers ses lunettes teintées vissées sur le nez et comme s'il était venu pour ça : « N'empêche, j'en ai vécu, des vies »... fallait pas m'en dire plus pour me mettre l'eau à la bouche et il crache sa vie en une heure.

Je suis né dans un village à 150km de Vientiane. Un enfant gâté, moi, j'ai pu aller à l'école. Bon, comme elle était à 15km de chez moi, je me levais à 4h30 pour être à l'heure à 8h. Même trajet le soir, Bo penyang. Tout va bien.

Village paumé et catholique, très catholique, et pratiquant. Très pratiquant. Un jour, Jéjé est pas allé au cathé, il était pas bien, il devait avoir 7 ans. Sur la terrasse, tranquille, repos, activait ses anticorps pour se remettre debout. Mais tout à coup le taré curé arrive par derrière, de toute sa hauteur lui fait peur de loup et fouette aussi si fort qu'il hurle de toute sa folie d'intégriste que c'est péché de louper cathé !... reparti comme il est venu, le fou, laissant Jéjé pantois pendant 2secondes. Juste 2 secondes. Le temps que le gamin se redresse et du haut de sa terrasse, lui pisse dessus. Il rigole trop de raconter ça, le vieux petit.

Quelques années plus tard, au lycée à Vientiane. Il habite chez sa sœur. Un lycée tenu par les français, c'est là qu'il a commencé à apprendre et à surprendre par ses talents d'apprenant. Un des meilleurs de sa classe, il dit, le bac c'était in the pocket assuré. Manque de chance à bascule, le battement d'aile du papillon: il est tombé à l'oral sur le prof qui l'avait dans le nez, c'était en 74. Il n'a gardé dans sa poche ni sa langue, ni son insolence, le gars lui a mis un zéro éliminatoire. Jéjé redouble sa terminale et c'est là qu'est l'os : en 75 les cocos putchent et c'était pas marrant, surtout que lui, il déteste les cocos. Il continue le lycée mais les militaires sont partout, ambiance pesante et répressive. Bon an, mal an, 2ème terminale qu'il ne finit jamais.

Le jour où tout a basculé, il raconte en rigolant : j'habitais à 5km du lycée ! Un copain me propose d'y aller à cheval, j'hésite pas. Beaucoup plus rapide, et moins fatigant. Sauf que pendant les cours, le cheval a bouffé les plantations du jardin du lycée et les cocos, ils étaient pas du tout contents, ils ont hurlé C'est à qui ce cheval ?! En menaçant très sérieusement, c'est vraiment pas des marrants. Putain Jéjé il a fait ni une ni deux, il a sauté sur le canasson et s'est carapaté chez lui, a fait son sac en 2/2 et a pris le bus en se cachant sous le siège parce qu'il avait peur, jusque chez son père qui lui a filé quelques baths en lui ordonnant d'aller se cacher en Thaïlande parce que les cocos, même pour des conneries ils rigolent pas. Il a marché jusqu'au Mékong, il faisait beau comme aujourd'hui ! Caché dans un buisson il a regardé les militaires qui surveillaient le fleuve, au cas où des fuyards auraient l'idée de traverser la frontière. Tout à coup, ça a pissé une drache de fou, les militaires se sont abrité et il a couru jusqu'au Mekong, ses 3 t-shirt et ses 2 pantalons sur lui, un bidon vide attaché sur le ventre pour pas couler, il a traversé comme ça, ni vu ni connu et a débarqué au pays de l'autre côté. Il a marché, travaillé dans des villages, un peu erré et bricolé, et il a débarqué à Bangkok.

D'aventures en aventures que Patrick dit qu'il en rajoute mais moi je m'en fous, toutes façons je l'arrange aussi, son histoire ! il arrive en France et vit sa vie de restaurateur. Je pourrais essayer de tout coucher ici, mais c'est pas l'important.

Il est revenu, aujourd’hui.

Malgré le régime communisme qu'il réprouve.
Malgré sa famille qui lui a déconseillé.
Il boucle sa boucle. Il est revenu.

Il est revenu mais il suinte la tristesse et l'amertume, comme si sa boucle, finalement, c'était plutôt un escargot. Il dit qu'on traite son resto de resto de phalang alors qu'il est lao. Il se sent lao. Il se sent lao, il est revenu pour ça, ses terres, ses origines, sa Famille. Il est lao, de passeport lao, mais sans la culture, sans les codes, sans les repères, il est de culture française, avec les réflexes français, le bagage culturel français, les envies, les désirs, la manière de penser français. Un d'ici pas d'ici. Il a l'air perdu, entre deux, sans savoir que faire pour retrouver les siens, mais qui sont les siens ? Ils sont tellement, des comme lui. Des aventuriers forcés, des héros du déracinement, des quidams aux vies de chaos. Des qui savent pas d'où ils sont. Immigrés, trimballés, installés ici, ailleurs, sans qu'on fasse attention à eux et à leurs histoires de fous, leurs vies de chat. Chacune mérite d'être écoutée, et racontée, admirée, un peu, beaucoup. Faire exister Jéjé.

Allez, j'ai bien parlé, je vous laisse. Passez me voir, à l'occasion. Salut !


*phalang = blanc...

vendredi 22 novembre 2019

Le bouc est mort. Vive le bouc !


Le petit matin, ici, c'est douceur et compagnie. Levée au chant des oiseaux, des insectes et des chinois (qu'est-ce qu'ils foutent avec leur musique à fond en permanence?!), je fais mon tour matinal dans le jardin, au frais. Une quinzaine de degrés, ver 7h, idéal pour mettre le pied dans la journée. Les montagnes alentour se parent encore de la brume vespérale, c'est beau et mystérieux. J'imagine sur leurs flancs les animaux grouillant la forêt, tous à la place que leur donne la nature. Chacun sa fonction. Plus bas, sur les terres, les araignées ont tissé, cette nuit, et la rosée transforme leurs toiles en dentelle de poussière d'etoiles... c'est d'une finesse et d'une beauté extraordinaires. J'avance et la lumière dore le champ, elle fait scintiller les salades. Il en faut, du talent, pour faire scintiller des salades. Je passe voir les animaux, les poules s'agitent, les lapins s'excitent, les canards piétinent que je leur donne l'eau pour barboter. Il y a Billy, aussi, le mini bouc tout noir, poil de jais, l'oeil vif, et qui, en attendant qu'on lui trouve femelle, s'est pris d'amour pour ma jambe. Impossible de faire un pas dans le grand poulailler, quand il y est, le coquin. Je l'aime bien, avec ses petites cornes rigolotes et sa fougue adolescente, mais ça va un peu trop vite entre nous, on se connaît à peine.

7h, ce matin, je savourais l'idée du petit tour en me débattant dans mes vêtements, le cou dans la manche, l'épaule démise, la main en l'air, quelques gros mots s'échappent. Soudain j'entends crier mon nom. Enfin, ce qu'ils font de mon nom, parce qu'Alexia, en plus d'être compliqué pour les enfants, c'est compliqué pour les Lao. Alors imagine pour les enfants Lao. Bref, ils m'appellent Alec. Je pousse le bras dans un trou en espérant qu'il soit le bon et saute dehors pour signifier à Moon que je suis opérationnelle, il a l'air tout perdu, bien tendu, et me fait signe de le suivre en accumulant les sons bizarres... je suis, je suis, je pense aussi, parce que je suis, j'entre dans le poulailler, la horde de volatiles caquette un accueil chaleureux bien que, je pense, intéressé, et bim.

Coincé contre la tôle, entre des troncs de bambou coupés, la langue pendante, le cou serré dans sa corde je ne reconnais pas l'oeil vif de ma face de bouc. Il est mort cette nuit. Pet émet des hypothèses à ma conscience atterrée qui flotte un peu, coincée entre la bête rigide et la lao prolixe qui a visiblement oublié que je ne comprenais pas un traître mot de sa logorrhée.. Je me précipite sur le téléphone pour joindre Patrick qui est avec Vath, son bras droit traducteur lao/anglais et qui décode : Billy aurait été piqué par un serpent, ça l'aurait paniqué, il aurait rué dans ses brancards tant et si bien qu'il s'est lui-même étranglé.

Patrick me dit : C'est la vie des animaux de la ferme... ça va te donner l'occasion d'apprendre à découper une chèvre.

Beuh.

Bêêê.

Einh ?

Bon.

Je me suis d'abord demandé si cette bête était mangeable, mais comme ça ne semblait inquiéter personne, j'ai fait semblant de pas y avoir pensé. Ensuite m'a assailli le doute : suis-je capable de surmonter cette épreuve, envoyée certainement par le Dieu de la boucherie qui s'amuse avec moi depuis deux jours ? La chair sanguinolente, laissez, c'est pour moi. C'est drôle comme, dans un autre monde, on se trouve des ressources inconnues. Bon, j'ai pas dépecé moi-même, faut pas déconner, mais j'ai observé Pet et Moon assez tranquillement, l'estomac en place et le regard curieux, brûler et racler les poils, ouvrir et vider Billy. Le passage de la bête qu'on aime à la viande qu'on mange. Ce que j'ai vu ce matin, je crois, ne doit pas du tout ressembler à ce qui se passe chez nous, c'était dans un coin du champ, à l'ombre de la cabane en bambou, sur des feuilles de bananiers, pieds nus dans le sang, mains nues dans le ventre dégoulinant. Drôle, d'ailleurs, que Moon grimace devant mes points de suture alors qu'il plonge sans rechigner dans les intestins de chèvre.

Je vous passe les détails.

Je me suis retrouvée à 13h dans une scène si surréaliste que j'ai voulu graver chaque détail. Sous l'arbre trône, sur la natte salie, au centre de notre cercle, une assiette de peau de Billy grillée jouxte un saladier de ses tripes dans un liquide brunâtre et malodorant. Une soucoupe de criquets, dont Moon a patiemment arraché les ailes avant de les faire frire, passe inaperçue entre nos verres que Pet a fièrement rempli au tiers de Bierlao (que je n'ai pas décapsulées), à l'autre tiers de Pepsi, le tout complété de glaçons. Dégueulasse. Sur ma gauche une espèce d'insecte de 5 ou 6 cm de long, tenu en laisse au bout d'un fil de pêche, attendant
d'être croqué, siffle quand la petite fille appuie sur son dos, et ça la fait rire ! Ça la fait rire, et moi aussi, tellement... Moon, Pet et les deux femmes sans nom rient de me voir rire de voir la petite fille rire en appuyant sur l'insecte. Les chinois au karaoke ne nous ont pas lâchés et bordel de bite (pardon Maman), je fais le choix de cette vie saugrenue, un peu, peut-être que j'aurai pas de retraite, que je finirai dans la misère, seule dans mon deux pièces, j'en sais rien, mais sérieusement, comment je pourrais regretter de vivre ce genre de moments ?

jeudi 21 novembre 2019

E.T.

Je plonge la main dans les graines de coriandre.

Je plonge la main dans les graines de coriandre. Fraîches. Humides. Un petit germe à leur bout, tout blanc, tout neuf. Lentement, je savoure.

Chaque goutte crantée appuie un point précis de ma peau. Chaque perle rouge titille un point de réflexologie, déclenche une vague de je ne sais quoi qui pique et qui enveloppe, un nuage d'images et je ferme les yeux. Je pense. Je purge. Je pense.

Je pense à la découverte d'un monde normal sur lequel j'ouvre mes yeux de petite fille curieuse et mon regard d'adulte étonné.

Je pense à la distance qui me sépare des miens, à cette proximité que me permet la technologie. Je voulais m'isoler, j'ai l'impression de me rapprocher. Comme un bilboquet, je suis la boule qui voltige et reste liée à sa base. C'est comme ça pour l'instant.

Je pense au magique avion qui me mène dans cet autre monde où, pourtant, chacun vit comme toi, là-bas. Ici. Tout est pareil, et tout est différent.

Chaque ordinaire est extraordinaire, il mange, il parle, il dort, il pisse, comme moi. Dans cet ordre là ou pas, parfois il en fait deux en même temps.

Sauf que lui, il mange toujours assis par terre, autour de la table, basse, en bambou tressé, sur une natte étalée, à l'ombre. Les plats se collent dans des plats ébréchés, usés. Un saladier d'eau dans laquelle flottent des formes prétendument comestibles non identifiées, une coupelle emplie de pâte de chili pilé à un fruit inconnu au bataillon, une assiette d'herbes cuites, et puis le riz. Riz riz riz, fifi, loulou, le riz qu'il mange matin midi et soir, le riz gluant qu'il paie 75000 kip le kilo soit environ 75 centimes, la conversion est facile à faire. Il le prend dans son panier de bambou, le roule en boule dans sa main, le tamponne dans sa sauce épicée, ou le fourre d'une feuille de salade cuite, ici on joue avec la nourriture, c'est trop cool. On mange à chaque fois un repas qui n'est ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Le chili m'arrache la gueule à chaque bouchée de quoi que ce soit, mais c'est le jeu, ma pauv'Lucette ? Mon palais et moi, on s'accomode. Je me rattrape le soir où, seule cette semaine, je me nourris de cette craquante amaranthe, de ce beurre d'avocat que je retrouve avec délice, de ces explosifs fruits de la passion et de ces pâtes à rien parce que j'ai pas de beurre et pas de sauce et pas de gromage.

Toute la journée, Lui, il parle, il crie, il rit, dans sa langue codée, et je le regarde perdue, démunie, toutefois si fière d'avoir cru comprendre un mot. Ou deux. Chaque jour j'en apprends. Je sais dire fumier, poule, et fumier de poule. Repas, riz, et repas de riz. Je sais dire eau ! C'est important quand on ne boit pas l'eau courante. Ici on appelle pour
commander de l'eau à boire qui arrive 10 minutes après, en camion et en bouteilles de 20 litres, 40centimes la bouteille. Nam, l'eau. Nam Kan, la rivière qui caresse Luang Prabang et se jette dans les bras du Mékong. Ces amoureux communiquent plus simplement que moi avec les lao... parce qu'en dehors des mots, on n'a pas non plus les mêmes codes gestuels. Beaucoup de mal à se comprendre, et pourtant Pet m'aide beaucoup depuis ma mutilation. Elle me remplit des bouteilles d'eau depuis le fut, elle ramasse ma salade du soir. La solidarité n'a pas de culture.

Il dort aussi, l'extraordinaire ordinaire, il dort dans sa cahute en tôles défoncées, rouillées, la terre battue au sol recouvert de tapis chatoyants. Feu chatoyants. Je ne sais pas s'il a un lit, j'ai voulu passer le regard au dedans mais n'ai pas vu. Je n'ai pas osé. Moi je dors sur du dur et du solide, dans un vrai lit au matelas de pierre, au baldaquin de tulle percé qui laisse passer ces connards de moustiques. Je dors dans ma maison qui a tremblé au petit matin. Est-ce que leur tôle tient le choc, dans ces cas-là ?

Je sais pas s'il pisse, l'Autre, en fait, je ne l'ai jamais vu faire mais j'imagine. Pourquoi il pisserait pas ? Il a des commodités dans la deuxième maison en dur. Comme moi, pas de WC séparés. Douche italienne et pas de PQ, juste un jet pour se rafraîchir. Une habitude à prendre.

La nuit est tombée maintenant. Les chats ronronnent, les grillons grillonnent, les chinois chantonnent. Nasillards. Les chinois sont légions ici, ils arrivent par cargos dans l'hôtel d'en face et débarquent dans notre jardin avec ombrelles et appareils photos, s'extasiant de mille cris primaux tout à fait ridicules, selon mes propres références culturelles.

Bercée malgré tout par la litanie des voisins, j'égrène la coriandre dans son plat de métal. Je me sens apaisée. Je prends, j'apprends, je suis comme ces élèves de grande section à qui j'aimais tant enseigner, avide de chaque seconde qui peut me faire grandir.

Chaque ordinaire et unique seconde.