Le petit matin, ici, c'est douceur et
compagnie. Levée au chant des oiseaux, des insectes et des chinois
(qu'est-ce qu'ils foutent avec leur musique à fond en permanence?!),
je fais mon tour matinal dans le jardin, au frais. Une quinzaine de
degrés, ver 7h, idéal pour mettre le pied dans la journée. Les
montagnes alentour se parent encore de la brume vespérale, c'est
beau et mystérieux. J'imagine sur leurs flancs les animaux
grouillant la forêt, tous à la place que leur donne la nature.
Chacun sa fonction. Plus bas, sur les terres, les araignées ont
tissé, cette nuit, et la rosée transforme leurs toiles en dentelle
de poussière d'etoiles... c'est d'une finesse et d'une beauté
extraordinaires. J'avance et la lumière dore le champ, elle fait
scintiller les salades. Il en faut, du talent, pour faire scintiller
des salades. Je passe voir les animaux, les poules s'agitent, les
lapins s'excitent, les canards piétinent que je leur donne l'eau
pour barboter. Il y a Billy, aussi, le mini bouc tout noir, poil de
jais, l'oeil vif, et qui, en attendant qu'on lui trouve femelle,
s'est pris d'amour pour ma jambe. Impossible de faire un pas dans le
grand poulailler, quand il y est, le coquin. Je l'aime bien, avec ses
petites cornes rigolotes et sa fougue adolescente, mais ça va un peu
trop vite entre nous, on se connaît à peine.
7h, ce matin, je savourais l'idée du
petit tour en me débattant dans mes vêtements, le cou dans la
manche, l'épaule démise, la main en l'air, quelques gros mots
s'échappent. Soudain j'entends crier mon nom. Enfin, ce qu'ils font
de mon nom, parce qu'Alexia, en plus d'être compliqué pour les
enfants, c'est compliqué pour les Lao. Alors imagine pour les
enfants Lao. Bref, ils m'appellent Alec. Je pousse le bras dans un
trou en espérant qu'il soit le bon et saute dehors pour signifier à
Moon que je suis opérationnelle, il a l'air tout perdu, bien tendu,
et me fait signe de le suivre en accumulant les sons bizarres... je
suis, je suis, je pense aussi, parce que je suis, j'entre dans le
poulailler, la horde de volatiles caquette un accueil chaleureux bien
que, je pense, intéressé, et bim.
Coincé contre la tôle, entre des
troncs de bambou coupés, la langue pendante, le cou serré dans sa
corde je ne reconnais pas l'oeil vif de ma face de bouc. Il est mort
cette nuit. Pet émet des hypothèses à ma conscience atterrée qui
flotte un peu, coincée entre la bête rigide et la lao prolixe qui a
visiblement oublié que je ne comprenais pas un traître mot de sa logorrhée.. Je me précipite sur le
téléphone pour joindre Patrick qui est avec Vath, son bras droit
traducteur lao/anglais et qui décode : Billy aurait été piqué
par un serpent, ça l'aurait paniqué, il aurait rué dans ses
brancards tant et si bien qu'il s'est lui-même étranglé.
Patrick me dit : C'est la vie des
animaux de la ferme... ça va te donner l'occasion d'apprendre à
découper une chèvre.
Beuh.
Bêêê.
Einh ?
Bon.
Je me suis d'abord demandé si cette
bête était mangeable, mais comme ça ne semblait inquiéter
personne, j'ai fait semblant de pas y avoir pensé. Ensuite m'a
assailli le doute : suis-je capable de surmonter cette épreuve,
envoyée certainement par le Dieu de la boucherie qui s'amuse avec
moi depuis deux jours ? La chair sanguinolente, laissez, c'est
pour moi. C'est drôle comme, dans un autre monde, on se trouve des
ressources inconnues. Bon, j'ai pas dépecé moi-même, faut pas
déconner, mais j'ai observé Pet et Moon assez tranquillement,
l'estomac en place et le regard curieux, brûler et racler les poils,
ouvrir et vider Billy. Le passage de la bête qu'on aime à la viande
qu'on mange. Ce que j'ai vu ce matin, je crois, ne doit pas du tout
ressembler à ce qui se passe chez nous, c'était dans un coin du
champ, à l'ombre de la cabane en bambou, sur des feuilles de
bananiers, pieds nus dans le sang, mains nues dans le ventre
dégoulinant. Drôle, d'ailleurs, que Moon grimace devant mes points
de suture alors qu'il plonge sans rechigner dans les intestins de
chèvre.
Je vous passe les détails.

d'être croqué, siffle quand la petite fille appuie sur son dos, et ça la fait rire ! Ça la fait rire, et moi aussi, tellement... Moon, Pet et les deux femmes sans nom rient de me voir rire de voir la petite fille rire en appuyant sur l'insecte. Les chinois au karaoke ne nous ont pas lâchés et bordel de bite (pardon Maman), je fais le choix de cette vie saugrenue, un peu, peut-être que j'aurai pas de retraite, que je finirai dans la misère, seule dans mon deux pièces, j'en sais rien, mais sérieusement, comment je pourrais regretter de vivre ce genre de moments ?
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