mardi 3 décembre 2019

Une histoire, deux vies



L'autre jour, on était tranquille au déjeuner, un pick up à la grille, un mec en descend. Chaussures de cuir noir fermées, rutilantes, jean skinny, T-shirt sombre et serré dans le pantalon d'une ceinture à grosse boucle. Lunettes noires au nez et mains dans les poches, désinvolte branché. Le look d'un phalang* dans un corps de lao.

S'avance vers nous. Il est déjà venu une fois, en passant, il s'était présenté. C'est Jéjé.

Possède un des resto les plus prisés de la ville, j'y suis allée le soir de mon arrivée, ça casse pas 3 pattes à un canard laqué. Juste kiffé les plats servis dans des découpages de feuilles de bananiers, du grand art. Pas de grande cuisine, mais il s'en sort bien, il a une baraque gigantesque à 2 pas de chez nous, des jardins immenses et luxuriants, et des cours de cuisine – non pardon : des expériences culinaires. Les gens cherchent l'expérience, maintenant, paraît-il. Le goût du terroir, le typique, le local. Z'auraient du passer ici, ce soir, les gens, Patrick avait envie de poulet, alors il est allé dans la basse-cour, a choisi son dîner, lui a couru après et l'a chopé, lui a fermé définitivement les yeux, l'a plumé, l'a vidé, l'a découpé et cuit sous mon air ahuri. En une heure c'était plié, tant pour la poule que pour notre dîner. Si ça c'est pas de l'expérience.

Bref.

Jéjé s'est assis sur une de nos chaises en plastoc et après politesses de coutume, 4 clopes demi fumées, écrasées, oubliées, son regard m'a semblé fixer le vide à travers ses lunettes teintées vissées sur le nez et comme s'il était venu pour ça : « N'empêche, j'en ai vécu, des vies »... fallait pas m'en dire plus pour me mettre l'eau à la bouche et il crache sa vie en une heure.

Je suis né dans un village à 150km de Vientiane. Un enfant gâté, moi, j'ai pu aller à l'école. Bon, comme elle était à 15km de chez moi, je me levais à 4h30 pour être à l'heure à 8h. Même trajet le soir, Bo penyang. Tout va bien.

Village paumé et catholique, très catholique, et pratiquant. Très pratiquant. Un jour, Jéjé est pas allé au cathé, il était pas bien, il devait avoir 7 ans. Sur la terrasse, tranquille, repos, activait ses anticorps pour se remettre debout. Mais tout à coup le taré curé arrive par derrière, de toute sa hauteur lui fait peur de loup et fouette aussi si fort qu'il hurle de toute sa folie d'intégriste que c'est péché de louper cathé !... reparti comme il est venu, le fou, laissant Jéjé pantois pendant 2secondes. Juste 2 secondes. Le temps que le gamin se redresse et du haut de sa terrasse, lui pisse dessus. Il rigole trop de raconter ça, le vieux petit.

Quelques années plus tard, au lycée à Vientiane. Il habite chez sa sœur. Un lycée tenu par les français, c'est là qu'il a commencé à apprendre et à surprendre par ses talents d'apprenant. Un des meilleurs de sa classe, il dit, le bac c'était in the pocket assuré. Manque de chance à bascule, le battement d'aile du papillon: il est tombé à l'oral sur le prof qui l'avait dans le nez, c'était en 74. Il n'a gardé dans sa poche ni sa langue, ni son insolence, le gars lui a mis un zéro éliminatoire. Jéjé redouble sa terminale et c'est là qu'est l'os : en 75 les cocos putchent et c'était pas marrant, surtout que lui, il déteste les cocos. Il continue le lycée mais les militaires sont partout, ambiance pesante et répressive. Bon an, mal an, 2ème terminale qu'il ne finit jamais.

Le jour où tout a basculé, il raconte en rigolant : j'habitais à 5km du lycée ! Un copain me propose d'y aller à cheval, j'hésite pas. Beaucoup plus rapide, et moins fatigant. Sauf que pendant les cours, le cheval a bouffé les plantations du jardin du lycée et les cocos, ils étaient pas du tout contents, ils ont hurlé C'est à qui ce cheval ?! En menaçant très sérieusement, c'est vraiment pas des marrants. Putain Jéjé il a fait ni une ni deux, il a sauté sur le canasson et s'est carapaté chez lui, a fait son sac en 2/2 et a pris le bus en se cachant sous le siège parce qu'il avait peur, jusque chez son père qui lui a filé quelques baths en lui ordonnant d'aller se cacher en Thaïlande parce que les cocos, même pour des conneries ils rigolent pas. Il a marché jusqu'au Mékong, il faisait beau comme aujourd'hui ! Caché dans un buisson il a regardé les militaires qui surveillaient le fleuve, au cas où des fuyards auraient l'idée de traverser la frontière. Tout à coup, ça a pissé une drache de fou, les militaires se sont abrité et il a couru jusqu'au Mekong, ses 3 t-shirt et ses 2 pantalons sur lui, un bidon vide attaché sur le ventre pour pas couler, il a traversé comme ça, ni vu ni connu et a débarqué au pays de l'autre côté. Il a marché, travaillé dans des villages, un peu erré et bricolé, et il a débarqué à Bangkok.

D'aventures en aventures que Patrick dit qu'il en rajoute mais moi je m'en fous, toutes façons je l'arrange aussi, son histoire ! il arrive en France et vit sa vie de restaurateur. Je pourrais essayer de tout coucher ici, mais c'est pas l'important.

Il est revenu, aujourd’hui.

Malgré le régime communisme qu'il réprouve.
Malgré sa famille qui lui a déconseillé.
Il boucle sa boucle. Il est revenu.

Il est revenu mais il suinte la tristesse et l'amertume, comme si sa boucle, finalement, c'était plutôt un escargot. Il dit qu'on traite son resto de resto de phalang alors qu'il est lao. Il se sent lao. Il se sent lao, il est revenu pour ça, ses terres, ses origines, sa Famille. Il est lao, de passeport lao, mais sans la culture, sans les codes, sans les repères, il est de culture française, avec les réflexes français, le bagage culturel français, les envies, les désirs, la manière de penser français. Un d'ici pas d'ici. Il a l'air perdu, entre deux, sans savoir que faire pour retrouver les siens, mais qui sont les siens ? Ils sont tellement, des comme lui. Des aventuriers forcés, des héros du déracinement, des quidams aux vies de chaos. Des qui savent pas d'où ils sont. Immigrés, trimballés, installés ici, ailleurs, sans qu'on fasse attention à eux et à leurs histoires de fous, leurs vies de chat. Chacune mérite d'être écoutée, et racontée, admirée, un peu, beaucoup. Faire exister Jéjé.

Allez, j'ai bien parlé, je vous laisse. Passez me voir, à l'occasion. Salut !


*phalang = blanc...

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