L'autre jour, on était
tranquille au déjeuner, un pick up à la grille, un mec en descend.
Chaussures de cuir noir fermées, rutilantes, jean skinny, T-shirt
sombre et serré dans le pantalon d'une ceinture à grosse boucle.
Lunettes noires au nez et mains dans les poches, désinvolte branché.
Le look d'un phalang* dans un corps de lao.
S'avance vers nous. Il
est déjà venu une fois, en passant, il s'était présenté. C'est
Jéjé.
Possède un des resto les
plus prisés de la ville, j'y suis allée le soir de mon arrivée, ça
casse pas 3 pattes à un canard laqué. Juste kiffé les plats servis
dans des découpages de feuilles de bananiers, du grand art. Pas de
grande cuisine, mais il s'en sort bien, il a une baraque gigantesque
à 2 pas de chez nous, des jardins immenses et luxuriants, et des
cours de cuisine – non pardon : des expériences culinaires.
Les gens cherchent l'expérience, maintenant, paraît-il. Le goût du
terroir, le typique, le local. Z'auraient du passer ici, ce soir, les
gens, Patrick avait envie de poulet, alors il est allé dans la
basse-cour, a choisi son dîner, lui a couru après et l'a chopé,
lui a fermé définitivement les yeux, l'a plumé, l'a vidé, l'a
découpé et cuit sous mon air ahuri. En une heure c'était plié,
tant pour la poule que pour notre dîner. Si ça c'est pas de
l'expérience.
Bref.
Jéjé s'est assis sur
une de nos chaises en plastoc et après politesses de coutume, 4
clopes demi fumées, écrasées, oubliées, son regard m'a semblé
fixer le vide à travers ses lunettes teintées vissées sur le nez
et comme s'il était venu pour ça : « N'empêche, j'en ai
vécu, des vies »... fallait pas m'en dire plus pour me mettre
l'eau à la bouche et il crache sa vie en une heure.
Je suis né dans un
village à 150km de Vientiane. Un enfant gâté, moi, j'ai pu aller à
l'école. Bon, comme elle était à 15km de chez moi, je me levais à
4h30 pour être à l'heure à 8h. Même trajet le soir, Bo penyang.
Tout va bien.
Village paumé et
catholique, très catholique, et pratiquant. Très pratiquant. Un
jour, Jéjé est pas allé au cathé, il était pas bien, il devait
avoir 7 ans. Sur la terrasse, tranquille, repos, activait ses
anticorps pour se remettre debout. Mais tout à coup le taré curé
arrive par derrière, de toute sa hauteur lui fait peur de loup et
fouette aussi si fort qu'il hurle de toute sa folie d'intégriste que
c'est péché de louper cathé !... reparti comme il est venu,
le fou, laissant Jéjé pantois pendant 2secondes. Juste 2 secondes.
Le temps que le gamin se redresse et du haut de sa terrasse, lui
pisse dessus. Il rigole trop de raconter ça, le vieux petit.
Quelques années plus
tard, au lycée à Vientiane. Il habite chez sa sœur. Un lycée tenu
par les français, c'est là qu'il a commencé à apprendre et à
surprendre par ses talents d'apprenant. Un des meilleurs de sa
classe, il dit, le bac c'était in the pocket assuré. Manque de
chance à bascule, le battement d'aile du papillon: il est tombé à l'oral sur le prof qui l'avait dans le
nez, c'était en 74. Il n'a gardé dans sa poche ni sa langue, ni son
insolence, le gars lui a mis un zéro éliminatoire. Jéjé redouble
sa terminale et c'est là qu'est l'os : en 75 les cocos
putchent et c'était pas marrant, surtout que lui, il déteste les
cocos. Il continue le lycée mais les militaires sont partout,
ambiance pesante et répressive. Bon an, mal an, 2ème terminale
qu'il ne finit jamais.
Le jour où tout a
basculé, il raconte en rigolant : j'habitais à 5km du lycée !
Un copain me propose d'y aller à cheval, j'hésite pas. Beaucoup
plus rapide, et moins fatigant. Sauf que pendant les cours, le cheval
a bouffé les plantations du jardin du lycée et les cocos, ils
étaient pas du tout contents, ils ont hurlé C'est à qui ce
cheval ?! En menaçant très sérieusement, c'est vraiment pas
des marrants. Putain Jéjé il a fait ni une ni deux, il a sauté sur
le canasson et s'est carapaté chez lui, a fait son sac en 2/2 et a
pris le bus en se cachant sous le siège parce qu'il avait peur,
jusque chez son père qui lui a filé quelques baths en lui ordonnant
d'aller se cacher en Thaïlande parce que les cocos, même pour des
conneries ils rigolent pas. Il a marché jusqu'au Mékong, il faisait
beau comme aujourd'hui ! Caché dans un buisson il a regardé
les militaires qui surveillaient le fleuve, au cas où des fuyards
auraient l'idée de traverser la frontière. Tout à coup, ça a
pissé une drache de fou, les militaires se sont abrité et il a
couru jusqu'au Mekong, ses 3 t-shirt et ses 2 pantalons sur lui, un
bidon vide attaché sur le ventre pour pas couler, il a traversé
comme ça, ni vu ni connu et a débarqué au pays de l'autre côté.
Il a marché, travaillé dans des villages, un peu erré et bricolé,
et il a débarqué à Bangkok.
D'aventures en aventures
que Patrick dit qu'il en rajoute mais moi je m'en fous, toutes façons
je l'arrange aussi, son histoire ! il arrive en France
et vit sa vie de restaurateur. Je pourrais essayer de tout coucher
ici, mais c'est pas l'important.
Il est revenu,
aujourd’hui.
Malgré le régime
communisme qu'il réprouve.
Malgré sa famille qui
lui a déconseillé.
Il boucle sa boucle. Il
est revenu.

Allez, j'ai bien parlé,
je vous laisse. Passez me voir, à l'occasion. Salut !
*phalang = blanc...
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