D’accord, je vous ai fait le coup de la panne. Un trou noir dans l’espace de mon inspiration, depuis mon retour de Slovénie. La légende dit qu’enfant, j’étais dévastée au moindre bouleversement de mon quotidien, comme le changement de voiture ou la retapisserie de la cuisine. Si jamais la légende était vraie (mais personne n’a de preuve), imaginez donc ce que produirait l’abandon d’un endroit auquel je me suis habituée, les au-revoir des gens auxquels je me suis attachée - à chaque départ un arrachement ! Heureusement qu’il n’en est rien. A chaque départ une nouvelle vie ?
Je vous ai fait le coup de la panne, d’accord. Mais ce ne fut pas panne perdue : passé le mois à faire des sauts chez les gens que j’aime, encore mille ou peut-être deux mille kilomètres à tisser le fil invisible qui relie la Bresse, le lyonnais, la Provence, le pays de Gex, la capitale, reçue toujours comme une reine!... trimballant dans mon aéroplane blindé un gros lot de covoitureurs de provenances géographiques et sociales hétérogènes; ces rencontres ne se font que dans la carlingue des voitures, on the road again...
De nuit, un voyage mémorable avec deux hommes – tu n’as pas peur ? jamais peur des hommes, moi. Toujours peur des hommes, moi. Le premier : Damien, 24 ans, l’allure sportive du mec qui s’entretient, moniteur d’auto-école, rejoint sa copine. Avec moi on s’ennuie jamais, je fais toujours l’animation dans la voiture, d'habitude c'est moi qui conduis. Il a parlé, parlé fort, parlé très fort, raconté, raconté ses quelques mois à l’armée et comme il kiffait trop sa race d’être réveillé à 2h du matin pour aller se vautrer dans la boue avec un sac de 50kg sur le dos, la discipline j'en ai besoin, comme il a fait le tour de Lyon sur sa moto, déguisé en Père-Noël pour impressionner les enfants et faire rire les grands-mères, parce que lui, c’est un fou qui dévore la vie, on sait pas de quoi demain sera fait, faut profiter, d’ailleurs faut te trouver un mec, j’ai un pote il est trop cool, il a un chat!
Le second : Rachid, 45 ans, petit et trapu, algérien, habile maître des bonnes manières. Tu fais quoi comme métier ? animateur, mais je fais des affaires, aussi. Ouais, des affaires dans l’informatique, la télé, je deal avec l’Amérique, ça rapporte plus, attends j’ai un coup de fil d’un client. 22h un samedi soir. Rachid allait dans la famille de sa femme mais sûr ils auront fini le repas quand on va arriver, c’est des gameleurs, eux ! en plus c’est pas des marrants chez eux, sa femme, elle est pas marrante non plus, elle veut jamais qu’il parle aux gens, elle dit Ouais, pourquoi tu lui causes à lui, alors que tu le connais même pas ! sa femme elle a 25 ans mais elle est déjà vieille. Alors que lui c’est un gosse, j’te jure j’suis un gosse ! moi j’me marre, j’profite de la vie ! d’ailleurs j’ai acheté une BM et j’achète des jouets à mon fils, en vrai c’est pour moi, comme le robot téléguidé à 400e. Ta voiture, là, elle a quel âge déjà ?...
Entre Damien et Rachid, collision de deux mondes diamétralement opposés : d'un côté tout est propre et perpendiculaire, de l'autre on revend les trucs tombés du camion – j’te jure le nouvel ipad G300 running air 7 je te l’ai à 300e si tu me laisses le temps de passer quelques coups de fil. Assister à ce type de rencontre surréaliste porte un haut intérêt tant sociologique qu’anthropologique, observer ce que provoque la proximité physique, la façon dont les gens se dévoilent, ceux qui ne disent rien d’eux, ceux qui se livrent d’un bloc parce qu’on s’en fout, on se reverra jamais, imaginer aussi ce que contiennent les silences… et rire, rire tellement quand Damien ouvre la brèche des blagues salaces en me voyant croquer dans une carotte alors que Rachid, gêné, plonge le nez dans le GPS en demandant c'est quand qu'on arrive, oulala qu'il est long ce voyage. Avouera-t-il à la fin du voyage: moi parler de ce genre de choses, ça m’excite en deux secondes...
Un autre voyage, particulier, avec une douce étudiante en arts et un éphèbe congolais, pasteur. L’idée d’un bel échange a priori ! Que nenni. L’éphèbe m’a vite fait passer l’envie de jeter des coups d’œil discrets dans le rétro quand il a ouvert la bouche, et la discrète s’est lentement tue. Deux heures de souffrances pour nous et force gesticulations pour lui, à tenter de nous convaincre que Dieu est partout, tu vois les atomes, toi ? non ? pourtant tu sais qu’ils sont là, c’est preuve que Dieu existe même si on ne le voit pas ! Dieu c’est une force, un courant, tu vois l’attraction terrestre toi ? non ? pourtant elle existe alors preuve que Dieu existe ! On doit dire MERCI ! MERCI ! d’être nés dans l’ère de l’Iphone 6, où nous maîtrisons si bien les outils scientifiques ! On doit dire MERCI ! MERCI ! de vivre sur une si belle Terre qu’Il a façonnée pour nous, parce que qui peut expliquer que la Terre soit si belle, einh ? tu penses que c’est le hasard que le ciel soit si bleu, que les herbes soient si vertes ?...
… le discours pastoral n’est pas transcriptible, au final. Un gloubiboulga incohérent qui mélangeait tout et n’importe quoi, faisant fi de la science et même de la logique. Un discours éthéré et hypnotisant, peut-être cocon sécurisant pour les âmes en détresse. Un discours halluciné, avec une particulière compétence à noyer le poisson quand une question le dérange. C’est exactement là que je voulais en venir, je te remercie de poser la question, j’allais en parler ! j’ai tout de suite vu que tu étais une fille intelligente, tu as l’œil pétillant, d’ailleurs tu souriais quand je suis arrivé alors que j’avais 30minutes de retard, tu es quelqu’un de bon, ça se voit. Le pasteur est bas.
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Elle ira loin, très loin. |
Le blabla fait partie intégrante de la richesse de mon année sabbatique, une cinquantaine de personnes dans l’espace très réduit de mon destrier, depuis septembre et 10000km. Une relation étroite et éphémère, une par une, unique et particulière, que chacun prend comme telle et qui donne à ces quelques heures de parenthèses une couleur à chaque fois différente. Et parfois, rarement, avec délice, on tombe sur la relation qu’on a envie de prolonger et d’entretenir, avec une ancienne punk à chien qui milite pour le libertinage ou une profonde adepte du végétarisme, riche de mille expériences et d'une humanité rare. Mais que la relation perdure ou non, finalement, l’important est dans l’étincelle et le plaisir du moment roulant. Paraît-il: l'important n'est pas le bout du chemin mais le chemin lui-même.
J'aime.
RépondreSupprimerTu n'as jamais envisagé d'écrire un roman? Quelles épopées. Une pause familiale qui fait fait du bien aussi, j'imagine. Bisous de Paris qui espérons va retrouver son calme... Aline
RépondreSupprimerMagnifique ...
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