samedi 20 septembre 2014

Angers démons

La journée d’hier fut mé-mo–rat–ble. Qui a commencé la veille.

Jeudi. Un anglais à la décharge – Tristan, wwoofer Des yeux aussi vifs que bleus, éclairés de fines ridules en leurs coins. Un corps fragile de vêtements trop larges, un béret en équilibre sur un bout de tête. Un sac à dos plus lourd que lui le fait tituber. Il ne parle pas français, Tristan. Après le décès de sa mère, le cancer, il est parti de Winchester, Westminster peut-être ? pour marcher. Marcher, oublier, marcher, oublier. Avancer.  Il atterrit là, plein d’entrain, de bonne volonté, me dit qu’il veut travailler dur pour gagner some euros. Ned lui a demandé de faire brûler des tas de branches mortes dans les vignes, et moi je suis partie faire mon Tours, rentrée le lendemain.

Vendredi. Un trajet dans la campagne angevine, bonheur du petit matin… la lumière encore rasante sur les champs mûrs, sur les champs nus, le souffle léger caressant la cime des arbres. Bucolique. Madjo à mes oreilles, qui sort un nouvel album, quelle hâte! La bande son d'un très court métrage: Grand-mère se meut comme elle peut le long de la nationale. De dos, je vois à peine sa tête tant elle est courbée. Les bras écartés, le droit appuyé sur un bâton, le gauche agrippé à la laisse d’un petit chien blanc. Poilu. Soudain, sous le gilet bleu marine un peu trop grand de Grand-Mère, la jupe à carreaux, vieillotte, est victime d’un assaut vicieux de la brise, et hop ! sa culotte blanche est clou du spectacle. Une scène tendre qui sourit, comme moi, le temps d’un flash à 90km/h.

Retour à la réalité. Je descends de voiture dans un soupir à la fois contrarié de retrouver mes carcasses panachées, à la fois motivé par l’idée de les quitter. Lundi, j’ai dit.
Mais voilà que, dans un bond paniqué, Tristan me rejoint en répétant frénétiquement « He’s not clear, he’s not clear ! he’s crazy, oh my god he’s crazy ! Just go, don ‘t stay ! You’ll be ill ! », et il me raconte à voix basse, en sautant, en détails, et en anglais s’il vous plaît, qu’en entrant dans la cuisine he saw a big rat et que c’était just disgusting, que nous allions die si nous stayons, et blablablablabla… entre deux murmures horrifiés, il a évoqué aussi qu’il avait foutu le feu à la haie du champ de vignes et qu’il avait du appeler les pompiers, j’ai bien rigolé. J’ai rigolé, mais j’ai senti la conscience m’envahir, aussi. Je passe les détails du vélo dans ma tête en l’écoutant s’agiter, mais quinze minutes plus tard, mes valises étaient faites, et coincées dans le coffre de ma voiture encore chaude, la coquine. Tristan a suggéré qu’on parte sans rien dire mais il était hors de question de laisser Ned comme ça. J’ai hésité à lui dire la vérité, que nous partions à cause de l’agressive attaque de sa maison sur nos cinq sens et de celle, potentielle, sur l’intégrité de nos circuits internes. Et finalement non. A cause d’une histoire qu’il m’a racontée.

Sa Jeanne d’Arc en plâtre a toujours été là, posée sur le buffet. Quand il était malade, à l’hôpital, elle y était aussi. Avec les rats. Pendant 3 ans, les salauds l’ont utilisée comme tremplin pour accéder au micro ondes et sortir par un trou du mur. Un sac de farine par terre éventré par eux. Parce qu’ils passaient sur la poudre disséminée avant de sauter sur le buffet, Jeanne d’Arc a fini couverte de farine séchée à l’urine de rat, noire à cause des crottes. C’était dégueulasse, j’ai du frotter pour la ravoir. Ned me raconte ça d’un air furieux, désolé, mais ponctue son histoire avec l’air fier de celui qui fait les choses bien, quand même: Jeanne d’Arc était noire de farine séchée à l’urine de rat, oui, mais c’était de la farine bio. De la farine bio !...

Ce fut le délic : il n’est plus avec nous, Ned. Il est ailleurs, dans un autre système de repères, à des années lumières de notre monde ordinaire. Il évolue dans une sphère où l’on mange des yaourts périmés en mai sans s’inquiéter une seconde. Il n’est plus avec nous, Ned, mais il a ceci d’humain : une angoisse basse et lourde pèse comme un couvercle sur son esprit gémissant en proie aux longs ennuis. Cette angoisse, c’est la solitude.

J’aurais pu prendre mille photos de sa décharge intérieure, extérieure, raconter mille anecdotes ahurissantes et citer mille remarques décalées, mais je me rends compte que c’est ajouter à l’horreur de sa situation. Il n’a pas besoin d’une humiliation supplémentaire, Ned, et c’est pourquoi je lui ai menti. Parce que sa dimension ne me convient pas mais qu’il n’y peut plus rien, il ne peut plus changer. Alors, comme la précédente qui a du partir précipitamment à cause d’une amie malade, comme la pénultième qui a du partir précipitamment à cause de son enfant malade, je suis partie précipitamment à cause d’un gros mensonge que j’ai inventé juste pour lui. Ned ne mérite pas qu’on lui dise la vérité, ça changerait quoi ? il serait triste de savoir que sa maison et lui font fuir les gens, je suis certaine qu’il préfère croire aux mensonges précipités des wwoofers successifs.

Tristan et moi avons donc froidement asséné le coup de grâce à Ned qui a pris la chose avec philosophie. D’accord, merci, au revoir. Nous nous sommes retrouvés dans la voiture, comme deux benêts. Et  maintenant ?...

L’  « Et maintenant ? » a duré assez longtemps pour que Tristan m’explique qu’il avait, la veille, réfléchi sur le cas Ned et avait
Tristan et moi
trouvé l’explication, bon sang mais c’est bien sûr. Il lui avait suffi de relire la Bible qui, d’après lui, précise noir sur blanc que Dieu envoie des rats aux hommes égoïstes et faibles pour qu’ils pissent sur leur nourriture et qu’ils attrapent des maladies intestinales.  Voilà pourquoi Monsieur, votre Ned est malade. Puni par la volonté divine. Accessoirement, comme je n’avais pas possibilité de partir de mon plein gré car ensorcelée, Dieu a aussi guidé Tristan vers la décharge pour qu’il vienne me sauver des griffes du Vilain. Il lui a envoyé un rat comme signe déclencheur de notre départ précipité. Tristan m’a illuminée, je dois dire. Son énergie à croire m’a ouverte à la conscience, et je ne dis même pas ça en déconnant. J’ignore profondément pourquoi je n’ai pas claqué la porte plus tôt.

Et maintenant ? disais-je. Tristan a l’idée lumineuse d’appeler une autre hôte. Julie. Qui répond qu’elle rappelle, mais ne rappelle pas. Et puis si, nous attend. J’y emmène Tristan, ayant pour ma part en projet de finalement passer le week end à Paris. Tout ça pour ça !

40 minutes de voiture, le long des quais du colossal fleuve, fin de matinée. Un muret en brique nous sépare des bancs de sables de la Loire assoiffée. Une lumière éclatante, un bleu scintillant, la danse hypnotisante des oiseaux  et encore une simple émotion pour garnir un écrin. Je pense à mon neveu, ma nièce, qui commence à bouger dans le ventre de ma sœur aimée, et des picotis de profond bonheur dans le mien. J’ai hâte de le/la prendre dans mes bras et de caresser son petit nez.

Avant cette rencontre-là j’en ai d’autres à faire, et d’autres faites, encore, surprenantes, ce jour d’hier, que je conterai une autre fois. Mais juste avant de ponctuer : une pensée pour Ned.



PS: en cadeau bonux, le copié/collé du statut facebook de Tristan ce vendredi matin.
"Omg I had to worst night ever, after nearly setting fire to half of Angers, and having to call the fire brigade, on the most probly the eorst wwoofin farm in france, trust me their aint nothing organic about this rat infested hole, the german shepherd is fed rotten food, its ear jas been half eaten off by rats, who come to eat his food in the night, I have worked my ass of yesterday and been fed not much more than a child's portion of lasagne which im sure has been reheated from god knows when, I go to see the disease ridden farmer this morning planning to sort some shit out, their is a 20 inch rat in the kitchen, mateys home is like something off the hoarder next foor, fml, im gonna get my shit together and make like hockey player & get the puk out of here, he wants me to do some chainsaw in today any safety tips eould be welcome. The only reason im staying today is their is a nice girl called alexa who will drive me to next farm."

2 commentaires:

  1. Je lui souhaite quand même Ned que quelqu'un lui dise la vérité un jour par amour pour lui. Mais je ne pense pas qu'il puisse changer seul. C'est triste. Mais la solitude beaucoup de paysans la vivent. Et le woofing permet justement de rompre avec cet isolement. Chouette experience. Un jour un woofer viendra tout nettoyer. Inch Allah

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