Je plane.
Je domine.
Je vois tout.
Je laisse peser mon corps charnu sur l'air qui à la fois me porte et me caresse. Mes yeux aiguisés scrutent et percent, rien ne me peut se cacher. Chacune de mes cellules intensément règne sur la totalité du monde.
J'observe. Le ciel vaguement ennuagé, au loin mes fantômes de congénères. La verte vallée, ses taches de moutons, ces quelques maisons perdues d'hommes perdus. Le lac. Chaque goutte de pluie fait jaillir une étoile en écrasant sa surface, intensément l'onde crépite et pétille. Pour moi, je sais.
Dans l'eau des ombres, innocentes et sereines. Elles vont et viennent, et tournent et retournent se croyant invisibles, invincibles... pauvres proies. Je suis là.
Je décide de prendre le vent. J'ordonne aux courants descendants de lentement m'approcher. Pas trop près. Je maîtrise. Je jauge les ballets d'ombres, toutes uniques dans leur synchronisation. Je cherche ma prochaine prise.
La décision se prend en une fraction de seconde: ce sera. Elle. Mon œil se plisse. A moi. Je veux. Rien ne me résiste ni me résistera. Elle. Sa chair est à moi, sa nageoire dorsale est à moi, sa queue est à moi, ses branchies, ses yeux, son cœur sont à moi. Je plonge.
La tête en avant je m'allonge et me déplie, les pattes par devant moi fendent l'air qui me laisse passage... mes plumes s'écartent les unes des autres et imposent toute ma grandeur, je ne demande pas: je prends. L'ombre s'approche et s'éclaircit, son doré m'apparaît, ses flancs innocents seront miens tout bientôt, je tends bec et serres vers le festin, replie mes ailes pour l'assaut final, je joins mes pouces comme une prière rituelle et la fraîcheur de l'eau me parvient... une fraction de seconde, je vois mon reflet et l'avidité dévorante dans ma pupille. Mes crochets meurtriers se crispent et affleurent, s'immergent et l'agrippent. S'enfoncent dans la chair molle. Mon œl vainqueur me regarde encore quand la proie s'agite. S'agite. Je l'ai, je l'emmène. Je déploie mon envergure pour reprendre vol. La proie s'agite. Mes serres agrippent. La proie pèse. Mes serres agrippent. Je mobilise toute ma puissance, de plus près je croise mon regard surpris. Je bats mes ailes. Plus vite, plus fort. L'eau monte autour de mes pattes. La proie pèse et s'agite, et s'enfonce. Moi aussi. Mes serres agrippent, elles ne lâchent pas. Je suis coincé. Mon œil encore se rapproche, mes ailes s'ébattent, l'eau monte. La proie descend. La proie descend. Ses plumes se mouillent et la machine de guerre prend l'eau, en un éclair l'oeil comprend. Trop ambitieux. C'est la fin. Traînée vers le fond par plus fort, elle a perdu l'air qui portait sa gloire ; la proie se noie. Le roi se meurt. C'est fini.
Je pleure. Je pleure et l’eau remplit mes poumons. Donnant, donnant.
RépondreSupprimerIcare, cette proie est mon soleil. Mon œil doré ne brillera plus. Mes rémiges hirsutes ne viendront plus caresser les doux nuages emmêlés au soleil couchant. Mes serres bleues ne viendront plus se planter dans la chair molle, et chaude, et tendre de mes proies. Mon bec tranchant ne les goutera plus… Je ne maîtrise plus rien, je ne peux relâcher. Toujours crispé, toujours coincé. Je ne peux relâcher.
Le monde des ombres s’ouvre à moi. Et tout devient plus clair. Les images de ma vie défilent. Mon nid de branches fait de bric et de broc. Mon royaume lacustre de bourbe et de joncs. Mes sujets aux cols verts et aux masques de chien. Mon trône, à la cime de ce cyprès chauve centenaire, d’où je dominais tout. Ma reine…
Entrainé dans les profondeurs du Tartare, j’entends déjà les cris stridents des Erinyes qui me transpercent. Mes tympans se percent. Une céphalée pulsatile écrase mes pensées. Il ne restera rien. Ni mots.
Ni signes.
Ni souffles.
Ni battements de cœur.
Le roi est mort. Vive le roi.
Bravo Ceros pour cette réécriture de fin! ...
SupprimerMerci. Heureux de te lire.
SupprimerJe ne voulais pas réécrire, mais, inspiré, plutôt prolonger la pensée de ce roi déchu...
Cela dit, bravo et merci à toi pour le partage de tes textes. Moments de vie, moments de rêve, à chaque fois poignants et d'une tres belle sensibilité.
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