J'ai passé Noël au
Paradis, dans un trou de verdure où chante la dernière cascade de
Kuang Si... un restaurant sous une cahute en bambou, bercé par le
chant de l'eau qui suinte de tous les pores de la terre, là,
au-dessus de nos têtes, tantôt douce, tantôt forte, fine ou
puissante, elle dégringole dans la folle flaque turquoise ou glisse
dans son tunnel de verdure, incognito, au travers des luxuriantes
tropicales et des palmiers géants. Elle passe une à une les marches
glissantes, vague féline, et poursuit voyage au-delà... sans moi.
Moi, moi, moi, qui circule sur les petits ponts dessus l'onde, les
pieds nus, le souffle long. Je bois ces détails d'autour, cette
feuille qui volette, seule, ce papillon-libellule aux ailes noires,
ce tendu tronc aux jambes en angle. Je m'emplis de la sérénité du
propriétaire, en tailleur, ici comme un élément de son tout. Je
profite de Noël, les pieds au frais, l'esprit vaguant, vaquant,
vacant, la panse tendue des lao-délices. 48h et deux nuits pour
sortir de la ferme et de l'attention permanente dont ce cœur battant
a besoin. Les batteries sont rechargées et nous enfourchons le
fidèle destrier.
S'arrêter à midi pour
manger, le long du Mékong, vue dégagée. Le fleuve est sombre et
ses flancs sont rouges, il fait sec. Ma soupe préférée est au
menu, toujours juste un peu trop épicée, que j'aime à affronter.
J'ai les oreilles qui piquent, et je ris.
Sous le toit de chaume
qui nous fait chapeau avancent deux jeunes filles, de 12 ou 13 ans,
qu'elles sont belles ! Je m'écrie dans un soupir. En costumes
traditionnels Hmong tout colorés aux limites du fluo, des grelots,
des pompons, de longs cheveux nattés, noirs de jai. Deux visages
fins. Des enfants.
Avec elles une femme,
peut-être. Un ladyboy ? Une femme, peut-être. Un chemisier
repassé, élégant, blanc. Pur ? Et un homme. Gros, gras, le
ventre vomissant de son pantalon mal ajusté, le visage bouffi de
trop de rippailleries. Il contraste les douces princesses de jade.
Je slurpe ma soupe et les
observe. L'homme parle sans souffler, à la femme qui ne semble pas
être la sienne. Il parle chinois. Il parle chinois à la femme,
étrange, qui traduit en lao aux enfants. Elles sont si frêles, de
dos, leurs visages de profil parfois sont graves sous leurs coiffures
travaillées. Lui continue de parler à son interface, blablabla, et
d'un coup les deux princesses posent leur front sur la table, entre
leurs paumes à plat. A-t-il donné un ordre ? Il rit. Elles se
redressent, dociles. Des plateaux de victuailles envahissent leur
table, et les princesses face à leur soupe ajoutent une goutte de
cette bouteille rouge, une rasade de l'autre bouteille noire. Le gros
gras les singe et sa droite ricane. Je sens comme un caillou dans ce
roulement, comme un crissement sous ma dent. Mon paradis est sorti de
son axe, ça grogne, ça couine. Un truc étrange. Pourquoi les
princesses ont-elles l'air déguisé ? Leurs gestes sont mal à
l'aise, elles cherchent où poser leurs mains. Sourient bizarrement.
Un papa ne parle-t-il pas la même langue que ses enfants ? Le
tableau perturbe.
Et Patrick me dit. Il
pense prostitution. Pédophilie. Tourisme sexuel. D'un coup sec
Patrick gerbe mon paradis. Je voudrais pouvoir expliquer mais rien ne
semble plus logique à ce que je vois. Ce putain d'enfer. Je choque.
Je bloque. C'est ça, la vie, aussi ? ce gros porc dégoulinant
qui pavane son sordide rictus avant de toucher des enfants ? Je
pleure dans ma soupe. Dans mon ventre c'est la guerre atomique. Leurs
fragiles nattes sont les miennes, et je ne peux rien faire. Je vais
le laisser faire ? Ce répugnant à lunettes prend toute la
place qu'on lui donne parce qu'il terrorise, Dieu tout Puissant,
Diable tout Puissant, ce libidineux ne mérite rien mais prend la
vie de l'autre et la massacre à coup de singeries, la découpe à
coup de bite en riant aux éclats, cette sous-merde se pense
important parce qu'il a du pouvoir, et je vais le laisser faire, je
vais le laisser faire !... je suis envahie par l'horreur de lui,
de moi, de ces choses qui existent vraiment et je pleure et pleure
encore et je m'écroule de l'intérieur... son regard croise le mien.
Rien. Rien. Cette insupportable réalité : l'enfer côtoie le
paradis, toujours, partout.