jeudi 26 décembre 2019

Au paradis, l'enfer


J'ai passé Noël au Paradis, dans un trou de verdure où chante la dernière cascade de Kuang Si... un restaurant sous une cahute en bambou, bercé par le chant de l'eau qui suinte de tous les pores de la terre, là, au-dessus de nos têtes, tantôt douce, tantôt forte, fine ou puissante, elle dégringole dans la folle flaque turquoise ou glisse dans son tunnel de verdure, incognito, au travers des luxuriantes tropicales et des palmiers géants. Elle passe une à une les marches glissantes, vague féline, et poursuit voyage au-delà... sans moi. Moi, moi, moi, qui circule sur les petits ponts dessus l'onde, les pieds nus, le souffle long. Je bois ces détails d'autour, cette feuille qui volette, seule, ce papillon-libellule aux ailes noires, ce tendu tronc aux jambes en angle. Je m'emplis de la sérénité du propriétaire, en tailleur, ici comme un élément de son tout. Je profite de Noël, les pieds au frais, l'esprit vaguant, vaquant, vacant, la panse tendue des lao-délices. 48h et deux nuits pour sortir de la ferme et de l'attention permanente dont ce cœur battant a besoin. Les batteries sont rechargées et nous enfourchons le fidèle destrier.

S'arrêter à midi pour manger, le long du Mékong, vue dégagée. Le fleuve est sombre et ses flancs sont rouges, il fait sec. Ma soupe préférée est au menu, toujours juste un peu trop épicée, que j'aime à affronter. J'ai les oreilles qui piquent, et je ris.

Sous le toit de chaume qui nous fait chapeau avancent deux jeunes filles, de 12 ou 13 ans, qu'elles sont belles ! Je m'écrie dans un soupir. En costumes traditionnels Hmong tout colorés aux limites du fluo, des grelots, des pompons, de longs cheveux nattés, noirs de jai. Deux visages fins. Des enfants.
Avec elles une femme, peut-être. Un ladyboy ? Une femme, peut-être. Un chemisier repassé, élégant, blanc. Pur ? Et un homme. Gros, gras, le ventre vomissant de son pantalon mal ajusté, le visage bouffi de trop de rippailleries. Il contraste les douces princesses de jade.

Je slurpe ma soupe et les observe. L'homme parle sans souffler, à la femme qui ne semble pas être la sienne. Il parle chinois. Il parle chinois à la femme, étrange, qui traduit en lao aux enfants. Elles sont si frêles, de dos, leurs visages de profil parfois sont graves sous leurs coiffures travaillées. Lui continue de parler à son interface, blablabla, et d'un coup les deux princesses posent leur front sur la table, entre leurs paumes à plat. A-t-il donné un ordre ? Il rit. Elles se redressent, dociles. Des plateaux de victuailles envahissent leur table, et les princesses face à leur soupe ajoutent une goutte de cette bouteille rouge, une rasade de l'autre bouteille noire. Le gros gras les singe et sa droite ricane. Je sens comme un caillou dans ce roulement, comme un crissement sous ma dent. Mon paradis est sorti de son axe, ça grogne, ça couine. Un truc étrange. Pourquoi les princesses ont-elles l'air déguisé ? Leurs gestes sont mal à l'aise, elles cherchent où poser leurs mains. Sourient bizarrement. Un papa ne parle-t-il pas la même langue que ses enfants ? Le tableau perturbe.

Et Patrick me dit. Il pense prostitution. Pédophilie. Tourisme sexuel. D'un coup sec Patrick gerbe mon paradis. Je voudrais pouvoir expliquer mais rien ne semble plus logique à ce que je vois. Ce putain d'enfer. Je choque. Je bloque. C'est ça, la vie, aussi ? ce gros porc dégoulinant qui pavane son sordide rictus avant de toucher des enfants ? Je pleure dans ma soupe. Dans mon ventre c'est la guerre atomique. Leurs fragiles nattes sont les miennes, et je ne peux rien faire. Je vais le laisser faire ? Ce répugnant à lunettes prend toute la place qu'on lui donne parce qu'il terrorise, Dieu tout Puissant, Diable tout Puissant, ce libidineux ne mérite rien mais prend la vie de l'autre et la massacre à coup de singeries, la découpe à coup de bite en riant aux éclats, cette sous-merde se pense important parce qu'il a du pouvoir, et je vais le laisser faire, je vais le laisser faire !... je suis envahie par l'horreur de lui, de moi, de ces choses qui existent vraiment et je pleure et pleure encore et je m'écroule de l'intérieur... son regard croise le mien. Rien. Rien. Cette insupportable réalité : l'enfer côtoie le paradis, toujours, partout.



dimanche 15 décembre 2019

Le vieux qui aimait garder les mystères entiers


Y'a pas à dire, la température a vachement monté. Ce matin, j'ai pas eu à mettre la polaire par dessus ma doudoune que je mets sur la veste qui est sur mon t shirt par dessus mon pyjama. Tu te plains ? demande Patrick. Pourtant tu les connais, les températures en dessous de 10 !... je tords le nez, en France les portes sont montées sur des chambranles à leur taille et y'a des vitres aux fenêtres... En France, je crois me rappeler qu'il y a de l'eau chaude et du chauffage...


Je bois mon café sur la terrasse, seule avec mes quatre couches. La brume caresse les palmiers. La brume caresse aussi les restes du frangipanier que j'ai dézingué juste après avoir hurlé « JE SAIS FAIRE DE LA MOTOOOOO ! »... j'ai encore des progrès à faire. Tout est calme, rien ne bouge.

Rien ne bouge ? Dans ce décor fixe un frémissement. Attire mon œil. A côté du portail, sur un gros bambou couché à côté des poubelles, un homme attend. Godot, peut-être, autre chose ou quelqu'un d'autre. De profil, un peu voûté, il fait partie, lui, de ce tout si doux. Il a ouvert et refermé notre grille, si légèrement que je n'ai rien entendu – quand est-il entré ? il est là maintenant. Juste là, sans raison, ou bien si : raison d'être juste là. Les coudes posés sur les genoux. Il attend et j'attends avec lui. Les minutes s'égrènent, et ma tasse se vide.

Ma curiosité casse pourtant la poésie du moment.

Je me lève, et m'avance vers lui, les mains jointes, le hèle, il déplie son corps rouillé et ses grands yeux, brumeux comme le matin. Je crois qu'il m'attendait.

Je lui dis plein de mots et il me répond plein de mots. Je fais des gestes, il en fait aussi. Je répète, il répète peut-être, ou dit autre chose ? Il me fait 3 avec les doigts, je lui demande s'il attend 3 personnes. Si ça se trouve il veut attendre 3 jours ? Il m'explique patiemment, je réponds d'un regard désolé. On fait tous deux l'effort pour l'autre, résultats peu probants. Quelqu'un qui comprendrait les deux langues rigolerait certainement beaucoup de notre échange de sourds. De mon interlocuteur je sentais l'entrain s'affaiblir lorsque soudain je compris un mot... un mot, un lien, un lien, une brèche dans le mur qui nous sépare ! Il avait parlé de Moon, qui habite sur le terrain. Moon ? Moon ? Répétai-je galvanisée par cette inattendue connivence. Moon ! Moon ! Scella-t-il notre union langagière. Il se dirigea derechef vers la maison dudit homme suscité mais néanmoins absent pour quelques jours dans un élan digne d'Usain Bolt, je le suivis, intriguée, et devant la porte de la cabane en taule je sentis le frémissement d'un revirement de situation, le souffle court, le cœur en suspends, la tension battait son plein lorsque le vieux se retourna, brandissant... une clé ! LA clé ! J'allais enfin tout comprendre ! Il glissa la ferraille dans la serrure, poussa d'un geste déterminé la porte branlante, mit un pied sur la marche et y glissa son buste qui disparut dans l'obscurité. Déposa son sac. Referma la porte. Se retourna. Me jeta un regard terriblement satisfait, me sourit, moi devant, haletante. Dit quelques mots qu'étrangement je m'attendais à comprendre (mais non), avança de quelques mètres et... s'assit sur le banc.

Le dos voûté, le regard fixe, immobile, il clôt la scène. Il me laisse hagarde d'incompréhension, et je reprends ma place dans son tout. Je lâche. J'accepte. Je rentre chez moi.


samedi 7 décembre 2019

Il était une autre foi



J'ai de la chance.

J'ai pu assister, à l'occasion de l'ouverture d'un restaurant à Luang Prabang, à une cérémonie Baci. Tout le monde me demande m'est qu'est-ce c'est ? Mais qu'est-ce que c'est ? Mais qu'est-ce que c'est ? Raconte-nous Père Castor.

Rapidement : la majeure partie des lao sont bouddhistes, avec des gros relents d'animisme. Ils pensent que chacune des 32 parties de notre corps possède une âme, et que ces coquines ont tendances à s'éparpiller dans la nature... les cérémonies baci ont lieu à chaque événement important, et, dirigées par un vieux sage à qui on n'apprend pas à faire la grimace, ont pour objectif de rassembler dans nos corps nos âmes fuyantes...

Nous sommes arrivés au restaurant, invités par le propriétaire phalang. Une dizaine de personnes sont assises sur un tapis, quelques unes en costume traditionnel. En son centre : un autel qu'on appelle makbéng. Il est constitué de feuilles de bananiers pliées et orné de fleurs aussi diverses qu'étonnantes, ainsi que de fils de coton blanc, et surmonté d'une bougie. Le tout trône sur un grand plateau d'osier sur lequel sont disposées des offrandes, bananes, galettes de riz, boulettes de riz fourrées à la banane, friandises gluantes fluo au riz ou à la banane.



On s'assied, et je me sens gênée, j'ai peur de déranger, je ne sais pas où me mettre et comment faire, plongée dans cet inconnu... mais les regards sont accueillants et bienveillants, comme si je n'étais pas bizarre d'être là. Ils m'invitent à imiter. Nous encerclons le Makbeng et joignons les mains. Les sages psalmodient de l’incompréhensible, c'est doux et lancinant, certains yeux sont fermés... ils rappellent nos âmes. La ville s'efface. Sa clameur s'éloigne. Le temps suspend son vol, comme dans un écrin moelleux. Sus. Pen. Du. Mes âmes revenantes.

Puis les voix se taisent et les sages détachent du Makbeng les bracelets de coton. En prenant le temps, ils en nouent un à chacun de nos poignets en récitant des textes rituels, en frottant parfois nos paumes du bout du doigt, un échange de regards, un geste amical. Une solennité étonnamment légère, et apaisante...

Je dois garder les bracelets 3 jours minimum pour que les vœux de bonheur se réalisent. Les laisser tomber seuls si possible. Et puis y croire...


mardi 3 décembre 2019

Une histoire, deux vies



L'autre jour, on était tranquille au déjeuner, un pick up à la grille, un mec en descend. Chaussures de cuir noir fermées, rutilantes, jean skinny, T-shirt sombre et serré dans le pantalon d'une ceinture à grosse boucle. Lunettes noires au nez et mains dans les poches, désinvolte branché. Le look d'un phalang* dans un corps de lao.

S'avance vers nous. Il est déjà venu une fois, en passant, il s'était présenté. C'est Jéjé.

Possède un des resto les plus prisés de la ville, j'y suis allée le soir de mon arrivée, ça casse pas 3 pattes à un canard laqué. Juste kiffé les plats servis dans des découpages de feuilles de bananiers, du grand art. Pas de grande cuisine, mais il s'en sort bien, il a une baraque gigantesque à 2 pas de chez nous, des jardins immenses et luxuriants, et des cours de cuisine – non pardon : des expériences culinaires. Les gens cherchent l'expérience, maintenant, paraît-il. Le goût du terroir, le typique, le local. Z'auraient du passer ici, ce soir, les gens, Patrick avait envie de poulet, alors il est allé dans la basse-cour, a choisi son dîner, lui a couru après et l'a chopé, lui a fermé définitivement les yeux, l'a plumé, l'a vidé, l'a découpé et cuit sous mon air ahuri. En une heure c'était plié, tant pour la poule que pour notre dîner. Si ça c'est pas de l'expérience.

Bref.

Jéjé s'est assis sur une de nos chaises en plastoc et après politesses de coutume, 4 clopes demi fumées, écrasées, oubliées, son regard m'a semblé fixer le vide à travers ses lunettes teintées vissées sur le nez et comme s'il était venu pour ça : « N'empêche, j'en ai vécu, des vies »... fallait pas m'en dire plus pour me mettre l'eau à la bouche et il crache sa vie en une heure.

Je suis né dans un village à 150km de Vientiane. Un enfant gâté, moi, j'ai pu aller à l'école. Bon, comme elle était à 15km de chez moi, je me levais à 4h30 pour être à l'heure à 8h. Même trajet le soir, Bo penyang. Tout va bien.

Village paumé et catholique, très catholique, et pratiquant. Très pratiquant. Un jour, Jéjé est pas allé au cathé, il était pas bien, il devait avoir 7 ans. Sur la terrasse, tranquille, repos, activait ses anticorps pour se remettre debout. Mais tout à coup le taré curé arrive par derrière, de toute sa hauteur lui fait peur de loup et fouette aussi si fort qu'il hurle de toute sa folie d'intégriste que c'est péché de louper cathé !... reparti comme il est venu, le fou, laissant Jéjé pantois pendant 2secondes. Juste 2 secondes. Le temps que le gamin se redresse et du haut de sa terrasse, lui pisse dessus. Il rigole trop de raconter ça, le vieux petit.

Quelques années plus tard, au lycée à Vientiane. Il habite chez sa sœur. Un lycée tenu par les français, c'est là qu'il a commencé à apprendre et à surprendre par ses talents d'apprenant. Un des meilleurs de sa classe, il dit, le bac c'était in the pocket assuré. Manque de chance à bascule, le battement d'aile du papillon: il est tombé à l'oral sur le prof qui l'avait dans le nez, c'était en 74. Il n'a gardé dans sa poche ni sa langue, ni son insolence, le gars lui a mis un zéro éliminatoire. Jéjé redouble sa terminale et c'est là qu'est l'os : en 75 les cocos putchent et c'était pas marrant, surtout que lui, il déteste les cocos. Il continue le lycée mais les militaires sont partout, ambiance pesante et répressive. Bon an, mal an, 2ème terminale qu'il ne finit jamais.

Le jour où tout a basculé, il raconte en rigolant : j'habitais à 5km du lycée ! Un copain me propose d'y aller à cheval, j'hésite pas. Beaucoup plus rapide, et moins fatigant. Sauf que pendant les cours, le cheval a bouffé les plantations du jardin du lycée et les cocos, ils étaient pas du tout contents, ils ont hurlé C'est à qui ce cheval ?! En menaçant très sérieusement, c'est vraiment pas des marrants. Putain Jéjé il a fait ni une ni deux, il a sauté sur le canasson et s'est carapaté chez lui, a fait son sac en 2/2 et a pris le bus en se cachant sous le siège parce qu'il avait peur, jusque chez son père qui lui a filé quelques baths en lui ordonnant d'aller se cacher en Thaïlande parce que les cocos, même pour des conneries ils rigolent pas. Il a marché jusqu'au Mékong, il faisait beau comme aujourd'hui ! Caché dans un buisson il a regardé les militaires qui surveillaient le fleuve, au cas où des fuyards auraient l'idée de traverser la frontière. Tout à coup, ça a pissé une drache de fou, les militaires se sont abrité et il a couru jusqu'au Mekong, ses 3 t-shirt et ses 2 pantalons sur lui, un bidon vide attaché sur le ventre pour pas couler, il a traversé comme ça, ni vu ni connu et a débarqué au pays de l'autre côté. Il a marché, travaillé dans des villages, un peu erré et bricolé, et il a débarqué à Bangkok.

D'aventures en aventures que Patrick dit qu'il en rajoute mais moi je m'en fous, toutes façons je l'arrange aussi, son histoire ! il arrive en France et vit sa vie de restaurateur. Je pourrais essayer de tout coucher ici, mais c'est pas l'important.

Il est revenu, aujourd’hui.

Malgré le régime communisme qu'il réprouve.
Malgré sa famille qui lui a déconseillé.
Il boucle sa boucle. Il est revenu.

Il est revenu mais il suinte la tristesse et l'amertume, comme si sa boucle, finalement, c'était plutôt un escargot. Il dit qu'on traite son resto de resto de phalang alors qu'il est lao. Il se sent lao. Il se sent lao, il est revenu pour ça, ses terres, ses origines, sa Famille. Il est lao, de passeport lao, mais sans la culture, sans les codes, sans les repères, il est de culture française, avec les réflexes français, le bagage culturel français, les envies, les désirs, la manière de penser français. Un d'ici pas d'ici. Il a l'air perdu, entre deux, sans savoir que faire pour retrouver les siens, mais qui sont les siens ? Ils sont tellement, des comme lui. Des aventuriers forcés, des héros du déracinement, des quidams aux vies de chaos. Des qui savent pas d'où ils sont. Immigrés, trimballés, installés ici, ailleurs, sans qu'on fasse attention à eux et à leurs histoires de fous, leurs vies de chat. Chacune mérite d'être écoutée, et racontée, admirée, un peu, beaucoup. Faire exister Jéjé.

Allez, j'ai bien parlé, je vous laisse. Passez me voir, à l'occasion. Salut !


*phalang = blanc...