samedi 1 février 2020

Voilà, c'est fini...


Je hais les changements, les départs, et tout ce qui s'apparente de près ou de loin à une séparation. J'ai eu du mal à quitter tout le monde, en novembre, j'en ai pleuré des litres, et maintenant j'ai du mal à partir d'ici.
Me restent 10 jours. 10 tout petits jours, frêles et minuscules. 10 réveils frais au tambour du temple, 6h30, 10 ptit dej avec en bande son le raclement de gorge dégueulasse des voisins (ils font tous ça, ici, et ça gêne personne, bondieu!), 10 tours de jardin matinaux, de ceux baignés de lumière religieuse et de rosée scintillante. J'aime sentir l'agitation des lapins qui entendent mes pas. Me restent 10 douches mi froides, 10 siestes sur le lit de la terrasse, 10 verrouillages de portail, le soir, dans le noir.
Et j'ai peur d'oublier. Le chant du coq et ses cris d'orfraie quand le connard de canard lui vole dans les plumes et le ronronnement sourd de la pompe qui marche. Elle marche tout le temps, la pompe, avec ces tuyaux troués et ces rafistolages aux lanières de pneu. Je voudrais enregistrer le clairon de la base militaire d'à côté qui rythment les journées et qui ressemble tellement à pour les belges y'en a plus pour les belges y'en a plus ! que je le garde en tête toute la journée.
J'ai peur d'oublier les couleurs des fleurs et des insectes, le coucher de soleil sur le Mékong et les longs haricots rouges. Tout graver dans mon corps, faire couler leur arc en ciel dans mes veines. Je voudrais cacher chaque délice, chaque surprise dans un pore de ma peau pour les transpirer à mon retour et les faire ressentir aux gens que j'aime. C'est ça qui me manque le plus : partager la découverte et l'étonnement.

Et puis me restent 10 petits jours ces gens que j'ai vus chaque matin, avec qui j'ai passé des heures à planter, ramasser, préparer la coriandre, les oignons, les salades etc, en écoutant leurs opaques bavardages illuminés de rires. Je ne saurais jamais de quoi ils parlaient. J'aurais appris quelques mots comme ci, comme ça, que j'ai du mal à répéter, qu'ils moquent !, mais la langue lao est si différente avec ses tons, ses intonations, une vraie chanson... un même mot peut signifier différentes choses selon le ton utilisé. Le mot « mu » par exemple, veut dire cochon, ou ami, qui peut engendrer de drôles de confusions. Dans l'ami tout est bon, les cochons de mes cochons sont mes cochons, compliqué tout ça.

Pet et Moon habitent la petite maison en tôle rouillée, plantée entre notre maison et les champs. Ils ont la trentaine, et une petite fille prénommée Tip. Joli zeugma.
Pet a le visage tout rond sur un corps tout frêle, elle a des taches sous les yeux que je sais pas ce que c'est, des habits à la mode lao, tout dépareillés, et des chaussettes dans ses tongs. A l'allemande. Elle a la voix douce et mélodieuse de Janice, dans Friends - celle qui fait saigner les oreilles... et son rire ! elle me regardait remplir un sac de feuilles sèches pour le paillage, concentrée, consciencieuse, et ce rire a explosé soudain, à n'en plus pouvoir s'arrêter. J'ai pas compris, j'ai continué, le sourcil interrogateur. J'ai ramassé, rempli, ramassé, rempli, elle a rigolé, rigolé, jusqu'à finalement courir vers moi, toujours sa gorge déployée. Je remplissais un sac sans fond... alors j'ai rigolé, rigolé, presqu'autant que la fois où elle avait mis en laisse le hanneton. Par contre je rigole moins quand elle tue une poule, cette barbare. C'est une autre histoire, mais je l'oublie quand, le soir, discrètement, en chuchotant « Alec !... » à la porte de la maison, elle m'apporte une portion de ce qu'elle a cuisiné pour eux, un bol de soupe d'escargots au chili ou de la salade de papaye... une main de fer dans un gant de velours (cotelé, quand même). Elle mène son mari par le bout du nez et lui il vit, là, l'air content, toujours, il accourt quand elle glapit, et garde son sourire éternel sur sa bouille d'enfant mal réveillé. Moon, c'est une sorte de loseur attachant, qui collectionne toutes les vraies fausses marques que vendent les chinois, le t-shirt ADIDAZ à 2 bandes, et les baskets ADIBAS, les chaussures Nike avec l'esperluette à l'envers et le sweat « Spureme » qu'il associe au jogging « Superme »... Il a été embauché par la propriétaire pour entretenir le terrain, mais il fait tout un peu, à moitié. Les fuites d'eau fuient un peu moins après son passage, et le poulailler est un peu fermé après son bricolage. Il vaque toujours lentement, les bras ballants, l'air un peu ahuri de l'homme à tout faire qui sait rien faire. Il regarde le riz cuire et mange ses graines de haricots une à une sur la balancelle. Nonchalant. Doux. Doux, doux, doux, avec sa fille dont il s'occupe d'une tendresse débordante, qu'il couve du regard protecteur de Papa. Il est son armure et son tremplin. Et puis, et puis, Moon sait tout sur les animaux, sur les plantes, sur la pluie qui vient mais surtout qui ne vient pas, il brandit souvent un oiseau, un rat, un serpent, des sauterelles à griller au petit matin, qu'il chope avec un piège ou son lance-pierre parce qu'il sait, il sent, il voit, il déduit, Moon est un élément de sa nature, un vrai chasseur cueilleur en chair et en os. Si le monde s'effondre, c'est lui qui survivra, pas moi.

Et puis à côté d'eux, qui vient le matin et repart le soir, pétulante, la vieille dame dont personne ne connaît le nom alors on l'appelle la vieille dame, même si elle est pas vraiment vieille. Elle a 13 enfants ! C'est ptêt ça qui force le respect. Ça ou son endurance au jardin. Elle manie l'arrosoir sur les 2 hectares de champs comme Skywalker le sabre laser, easy la vieille dame. Elle peut aussi tranquillement regarder Pet travailler pendant des heures, assise sur son mini tabouret, et nous sourire à pleines dents, tellement innocente qu'on imagine même pas dans ces moments-là qu'elle fasse autre chose que rien. La vieille dame, on l'a nommée éternelle employée du mois.

Qui court entre nos pattes, ma petite préférée... Tip. Elle a tellement grandi en 3 mois! Son petit Sabaidee du matin, les mains jointes, tellement fière d'elle sous ses grands yeux noirs et ses trois cheveux du caillou !... on aime bien jouer au ballon, toutes les deux, même si elle ne s'approche pas trop parce que les blancs, ça fait peur. Un jour, elle a pas fait attention que je l'ai prise dans mes bras pour donner à manger aux lapins, j'ai pu serrer ses 8kg qu'elle mouille dans la bassine tous les soirs en mettant de l'eau partout, grignette, et sentir son odeur de bébé... elle va grandir, Tip, elle va apprendre à chasser les sauterelles et elle ira peut-être à l'école, dans ces classes de 50 gamins qu'on entend répéter les leçons toute la journée, ensemble, en choeur. Peut-être qu'elle saura lire comme sa maman, ou peut-être pas, comme son papa. Elle va grandir ici, et ne partira peut-être jamais, comme beaucoup de lao qui ne voient l'étranger que comme celui qui impose et s'impose, qui décide et dirige. Comme nous, ici, finalement, et comme la quasi totalité des riches de la ville, qui viennent vivre leur paradis en piétinant celui des autres sans conscience, en défonçant leur nature et en leur faisant croire qu'il manque des choses à leur bonheur. Le colon... 1995, l'architecture de Luang Prabang est inscrite au patrimoine mondial de l'humanité. Je reformule : l'Unesco, un groupe de blancs, donc, inscrit l'architecture coloniale française de la ville au patrimoine mondial de l'Humanité, pour attirer les touristes blancs dans des hôtels et resto tenus par des blancs. De quelle humanité parle-t-on ?

Je hais tout ce qui s'apparente à une séparation. Mais au fond, ma place à moi n'est pas ici. Je suis heureuse de partir, en laissant juste pousser les graines que j'ai plantées, en espérant avoir donné plus que pris.


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