Parlons du système de santé laotien. Relation étroite et suivie, entre lui et moi. Il m'a fait de l'oeil très rapidement, après quelques jours seulement. C'était cette semaine où j'étais seule à la ferme, hagarde et désemparée (ou presque), juste après l'attaque du couteau sauvage...
… et le premier rapport a été plutôt smart, dans une clinique privée pour riches et étrangers, clean. A l'entrée, comme à chaque porte du pays, un troupeau de chaussures temporairement délaissées. La porte passée, prise en charge rapide et efficace. Mon doigt n'est pas resté ouvert longtemps, il l'ont recousu sitôt qu'ils m'aient mesurée et pesée. C'était important pour le dossier. Une heure plus tard, je ne perdais plus aucun fluide corporel et j'avais en main la facture de 30 dollars ainsi qu'un compte-rendu de l'événement, en français s'il vous plaît. Une efficacité inattendue qui m'a mise en confiance ! et puis le calme de la salle d'attente, les infirmières en surnombre et le beau médecin au geste sûr. Passage éclair, séparation déchirante. Au moins, aux urgences françaises, on a le temps de profiter, mais ici que dalle. J'ai du prétexter l'ablation des points pour provoquer des retrouvailles aussi fugaces qu'intenses. Il a été tout aussi prévenant que la première fois, j'étais conquise.
Le destin a décidé de nous réunir à nouveau.
Patrick, un matin de janvier, est allé faire des examens, et le médecin lui a prescrit des antibio pour 4 jours – 4 passages à la clinique pour 4 perfusions, car les antibio, ici, ne s'avalent pas matinmidisoirpendant5joursvousleprendrezbienaumilieudurepas, mais se font en perfusions. Mon système de santé a délicatement installé Patrick dans une chambre fermée. Dans LA chambre fermée. Alors que des laotiens se serraient dans un dortoir aux lits froidement alignés. Comme un air de traitement de faveur, non ? C'est à ce moment-là, je crois, que j'ai commencé à me poser des questions.
Peut-être l'a-t-il senti... il a pris de la distance en nous envoyant à la capitale. Vientiane. A l'hôpital public. Finie la lune de miel. Après deux jours d'allers et retours interminables entre deux hôpitaux, dans des tuk tuk ronflants, sillonnant des rues grouillantes et puantes de gaz d'échappement, après avoir attendu, tendus, des résultats de scanner que l'infirmière avait oublié de nous envoyer, nous voilà devant l'entrée du Mahosot Hospital. A première vue, plutôt accueillante, avec ses vendeurs de street food et les tuk tuk drivers sommeillant dans leurs hamacs de fortune. Des arbres centenaires bordent l'allée centrale, manguiers en fleurs, cocotiers géants. Des bâtiments hétéroclites se sucèdent, sur lesquels sont inscrites les spécialités, tantôt en anglais, tantôt en français, va savoir... celui qui nous concerne se situe au fond, après le restaurant de soupes au glutamate et sauce chili, englouties à la hâte sur un coin de nappe en plastique à fleurs par les visiteurs. Une entrée comme un garage, un large plan incliné, qui donne sur un hall ouvert aux quatre vents. Un ascenseur, 1, 2, 3. Ils comptent ici les niveaux, pas les étages. On va un niveau trop haut, et on redescend en râlant. Les escaliers, comme beaucoup au Laos, ont des marches trop hautes.
Ce 1er étage et 2ème niveau, j'y passais pour rejoindre le bureau des paiements et la pharmacie. Car avant chaque acte médical, une prescription indispensable. Quand Patrick s'est réveillé, il râlait de douleur ; j'ai demandé à l'infirmière comment le soulager mais elle m'a fait comprendre qu'elle ne pouvait rien faire sans ordonnance, elle laissait mon phalang se tortiller en gémissant. J'ai du courir retrouver le médecin pour qu'il ordonne. Pas d'ordonnance, pas d'acte médical.
A chaque prescription, une étape pharmacie, donc, pour déposer l'ordonnance et récupérer les fournitures. On se bouscule sans animosité, jamais, entre proches d'hospitalisés, pour déposer la liste au guichet. Et l'on nous chiffre la dépense, et l'on nous donne une facture, et l'on va payer au bureau des paiements, et l'on revient chercher les médicaments, faisant la queue à chaque fois. Le parcours du combattant, une, deux, trois fois par jour, on croise souvent les mêmes personnes, et je remonte avec ce qu'il faut, pour une vingtaine d'euros. Les infirmières fouillent dans les sacs plastiques entassés pour trouver leur bonheur, perfusions, pansements, bétadine jaune dans d'éternelles bouteilles de 25mL qu'elles utilisent larga manu, et n'ont avec elle qu'un nécessaire de ciseaux et de pinces dans une boite en métal, d'un autre temps, de celui, je crois, de leur coiffe blanche qu'elles posent sur leur chevelure noire.
Dans ce hall du 1er, j'ai vu des dizaines de familles camper plusieurs jours, assis, couchés, sur des nattes en plastique sales et colorées, sous des moustiquaires trouées, tendues à l'arrache, attachées l'une à la fenêtre sans carreau, l'autre à un clou du mur. Des cuiseurs de riz, ici et là, des jouets donnés par des blancs qui viennent faire la BA de l'année, laissés sur un coin du tapis (les jouets, pas les blancs). Et puis des familles inquiètes, parfois en pleurs, des enfants dans les bras... une ambiance tendue, une attente pesante. Contraste avec la clinique privée.
Et puis sur le même palier, le bloc opératoire, fermé par deux portes battantes. Là que j'ai laissé Patrick assez inquiet dans les mains des blouses blanches, nu comme un ver sur son brancard, vert aussi. C'est là que j'ai retrouvé le chirurgien qui parle français, lui sortant de 2h d'opération et moi de cent pas faits mille fois. Il m'a demandé de le suivre, visage fermé, et j'ai suivi, inquiète. On est monté au 2ème, on a longé le long couloir où campaient d'autres familles et d'autres autocuiseurs, dans l'atmosphère feutrée que semblent générer tous les hôpitaux du monde. Il m'a tenu la porte et m'a indiqué une chaise, il s'est assis en face de moi. Il a sorti son portable et a tapoté dessus, j'ai cru qu'il m'oubliait, j'attendais, tétanisée. Un instant, je me suis vue organiser des funérailles et haïr mon système de santé à jamais. Après de trop longues secondes, le médecin a levé les yeux sur moi. « C'est bon, je vous ai envoyé la vidéo par WhatsApp! », il me dit. « Regardez ». Il me tend son téléphone que je saisis, complètement larguée, et je vois un écran sur l'écran, un ventre ouvert et des tripes à l'air, le pus dégoulinant, l'appendice agonisant, gros plan sur le charcutage, travelling vertical, gros plan sur la tête de Patrick dans les choux, travelling latéral, un ptit coucou des infirmières masquées et devant moi, IRL, le médecin déridé trop content de me montrer son exploit en images. Avant de reprendre son téléphone il me tend une seringue et un petit sac en me disant « C'est pour vous ». Huhu. Dans la seringue le pus de l'infection et dans le sac, l'appendice lui-même. Il m'enjoint gentiment à les jeter dans quelques jours et moi, intérieurement, j'interroge franchement mes limites. Mon système de santé va un peu trop loin.
Retour au deuxième étage où sera alité Patrick, au tout début du couloir, dans une chambre, seul. Très seul. Les médecins passent 3minutes par jour et les infirmières guère plus, la barrière de la langue est un obstacle plus opaque que la porte entre la chambre et le monde extérieur. J'ai passé des heures, assise sur la banquette en simili cuir défoncé, à dormir, lire, essayer de mettre un peu de couleur dans cette salle froide aux murs sales, au néon gris. C'est drôle, cet hôpital qui n'a pas l'odeur d'hôpital. Personne n'a apporté à manger le premier jour, mais ça a semblé normal. Le deuxième jour est passé aussi. Le troisième, le rescapé a commencé à exprimer un certain mécontentement s'apparentant à de la faim, mais soit, il avait une perfusion de calcium, potassium, ou je ne sais quels trucs en -um. On a fait confiance. C'est le quatrième jour que, quand même, on a demandé quant au repas. On a bien fait parce qu'on ignorait que les familles devaient se charger de la nourriture... un peu plus et Patrick crevait de faim dans l'indifférence totale - après sa bataille farouche contre l'appendicite ça aurait été dommage. Mais c'est à J+6 que j'ai acté notre séparation ; le système de santé m'avait fait miroité des merveilles au premier jour, et nous a mis dehors au matin comme des malpropres, « C'est bon, vous pouvez partir », sans préalable, et sans discussion. Il avait assuré l'essentiel, et voilà qu'en deux minutes, il nous mettait un point final. En me demandant de payer l'addition. Soit... nous avons réglé nos comptes, en cash, et je suis partie sans me retourner.
Mon système de santé laotien n'était pas parfait, mais il aura tout de même répondu présent dans les moments critiques, j'avoue, c'est pas rien. J'ai entendu des histoires moins rigolotes que les nôtres, je pourrai vous les raconter pour faire peur à vos enfants...

Bel récit. Me fait penser à mon fils impliqué dans un accident grave a Vientiane qu'il a survécu, contre toute attente, grâce à l'arrivée rapide d'une ambulance et de chirurgiens magistraux. Aujourd'hui, c'est le 30e anniversaire de mon fils. Pas de cent pas faits mille fois pour moi, je n'y étais pas. Il l'ont prise en charge sans aucune information en dehors de mon adresse e-mail pour me trouver en Chine, une fois que mon fils s'est réveillé. Votre vue sur le système est bien juste: "pas parfait, mais il aura tout de même répondu présent dans les moments critiques, j'avoue, c'est pas rien." Gabrielle
RépondreSupprimerJean-Yves je suis vraiment touchée de vos compliments (je vous avais envoyé un message sur messenger)! je n'écris rien d'autre que ça, non :)
SupprimerGabrielle, quelle histoire!... pas facile, certainement, pour une maman, de vivre ça. Bien à vous et à votre fils, en pleines santés!...
SupprimerJe suis complètement fan de votre écriture, vraiment ! Vous avez le sens des mots, des images, des formules, j'adore ! Ecrivez-vous davantage que ce blog ? Je veux dire ailleurs, des nouvelles ou autre chose ?
RépondreSupprimerAlexia,merci pour ce récit et oui, tu as du talent d'écrivaine!
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