dimanche 23 février 2020

Like a vietterfly


Quitter la quiétude du Laos et trouver le bouillonnant Vietnam... déjà 10 jours de voyage et chaque place a sa saveur, son identité. Découvrir des us, trouver des liens. Reconnaître avec amertume parfois l'ancienne présence française. Se saoûler de nouveauté.

 Ho Chi Minh, la grouillante. Le nom lourd se souvenirs. Saïgon. Des millions de deux roues, autant de klaxons, des gens qui karaokent seuls sur un bout de trottoir, dévorant leur micro, déferlant leurs tripes, comme coincés entre le royaume des vivants et celui des casseroles. Ho Chi minh nous a ouvert son ventre et ses douleurs au musée des horreurs, de la torture et de l'agent orange. Ho Chi Minh nous a hurlé la vie dans ses artères de fêtes aux boum boum insolents. S'y côtoient les voyageurs en perdition, les enfants cracheurs de feu et les vieilles dames qui vendent les poissons séchés derrière leur resto à roulettes... Ho Chi Minh nous a grillées, saoûlées, épuisées. Next.

Cat Tien, la sauvage. Un coin perdu, un parc naturel, une jungle touffue. On a rencontré Papa Co, qui a veillé sur nous et a fait le singe en imitant d'autres animaux... avec lui nous avons sillonné la jungle à l’affût de bouts de corps ou de cris. Pas un cm² de libre, la nature occupe tout l'espace. Au sol comme aux cimes, ça court et s'entrelace, ça s'embrasse, ça s'envole, ça se tord et se noue, ça fait lien, ça respire, ça bouge, ça bouillonne! Une odeur incroyable d'humus et de vie. Une immense forêt où se sont cachés les militaires vietnamiens des mois durant.

Nous avons marché, marché, pédalé aussi, sur la route sinueuse, une quinzaine de kilomètres, avalant une chaleur et une poussière étouffantes. Au retour quelques gouttes... puis un déluge par dessus nos tenues légères, transformant la poussière en boue et coinçant les roues de nos vélos, fallait nous voir porter nos destriers trempées jusqu'aux os, à 10km de la ligne d'arrivée !... quelques centaines de mètres et nous vîmes un nid d’ornithologues néerlandais, par chance abrité. Nous abandonnâmes derechef nos chevaux morts et montâmes retrouver les drôles d'oiseaux qui piaillaient d'observer les congénères. Nous étions devenues flaques, de pluie et de larmes de rire, de cette situation loufoque, humide et serrée. On a moins ri quand on s'est rendu compte que le passeport de Laurie était tombé dans la boue, sur la route, sur laquelle avaient éclaboussé plusieurs voitures, déjà. Bo penyang, tout est rentré dans l'ordre. J'ai juste un peu frôlé la mort ultérieurement, quand même, quand j'ai goûté une noix de cajou fraîche, ramassée de l'arbre, sans savoir que c'était terriblement toxique , surtout ne le mange pas cru, tu peux mourir avec ça, c'est Germain qui l'a dit. Je vis encore, mais j'ai eu vachement peur.

Dalat la fraîche, et son univers impitoyable. Une bulle coloniale perchée sur la montagne, une station de ski française coincée aux années 30. A cela près qu'on y mange des Ban Mi de rue sur des mini chaises en plastique. Difficile de capter une ambiance quand on reste en ville. Next.

Nha Trang la russe, Nha Trang la beach. Des kilomètres de sable fin hérissés de buildings décapants, et des néons fluos qui vomissent un tourisme de masse assez dégueulasse. De vieux russes traînent des minettes liftées et autobronzées, et de jeunes russes, chemises ouvertes sur torse puissant, en traînent des d'autres en maillots serrés qui posent face à la mer, cambrées, confondant l'air romantique avec l'air cruche. Les menus des restaurants sont en russe et les distributeurs automatiques eux-mêmes nous proposent l'argent en russe. Prises à la gorges nous trouvons la bouffée d'air, l'échappée belle avec Uncle Chanh... il nous propose un tour en moto en dehors de la ville, on réfléchit pas trop, on saute sur l'occasion et sur son deux roues. Il est tout ridé et sautillant, il parle anglais avec un accent sacrément aigu, et il veut tout nous montrer, take a picture ! des fabriques de feuilles de riz aux redresseurs de bambous, same here same here, des tisseuses de tapis aux pishermen du billèdge, safariiii !... c'était curieux, ce tourisme-là, se sentir un peu voyeur, observer comme des bêtes en cage les gens dans leur vie quotidienne. Son obsession à vouloir nous prendre en photo in the ril laïpe des vietnamiens, fais ton selfie devant le pont, je te prends au pied du Bouddha. On lui a vite dit que ce type de photos, non merci, mais je ne sais pas trop si mon tourisme à moi
vaut mieux que celui des russes. Uncle Chanh, pour le bouquet final, nous a emmenées voir une cascade au milieu d'un parc en plastique. Fausses fleurs liées à de vraies branches, chemins de cailloux peints, nids géants où se prendre en photo. Ça fait rien, on lui en veut pas, on a bien rigolé. Sauf pour la fausse vigne, ça m'a pas fait rigoler, faut pas déconner.

Et Hoi An, maintenant, la douce, la lumineuse !... découverte au petit jour, au saut du sleeping bus dans lequel personne n'a réellement pu sleeper, émouvante Hoi an s'étirant d'une nuit pour sûr agitée... du marché du matin, gorgé toujours de formes et d'odeurs inconnues sur les étals débordants, les cris des vendeurs haranguant le chalant, les regards amusés des femmes devant les nôtres ignorants. Que j'aime cette ambiance, cette vie, cette place où je n'ai pas la mienne ! je suis comme une parenthèse, je plane là où personne ne me voit. Juste de passage. Au coin d'une rue, nos cœurs se trouvent accrochés par un portrait de Brassens à l'entrée d'un café, celui des Amis. Un tout abîmé, tout âgé, s'approche de nous, et brandit tremblant mais sûrement, un livre qu'on trouvera empli d'avis sur son restaurant. Répertoriés méthodiquement par langues, et par villes. C'est Grand-Père Kim, qui décartonne un peu, un ancien champion de saut en hauteur reconverti en restaurateur, aîné de 16 enfants dont 15 sont partis vivre à l'étranger. L'aîné, le vieux, forcé, il a du rester au Vietnam pour honorer la mémoire de ses ancêtres. De son histoire, il semble aussi fier que triste. Fredonne du Brassens. Veut nous faire du canard, mais ce sera pour plus tard, ou pas... l'autre bout de la journée fut hors du temps, aussi, un Hoi An by night, toutes deux collées sur un scooter, derrière une viet athée au casque-dragon, chantant DANCE FOR ME DANCE FOR ME à tue-tête, une scène !... on a rencontré Chu dans un magasin, et elle a pris nos coordonnées car elle tenait mordicus à nous faire découvrir les escargots à l'ail qu'elle adore et fait glisser avec la fameuse bière Larue, arc boutée sur - toujours -les mini chaises en plastique. Elle est passée nous prendre juste après notre dîner pour nous en proposer un deuxième, dans une gargotte de locaux, pourquoi priver nos estomacs de l'expérience ? On est plus à ça près. On fonce, on se régale, on se moque des touristes et on lui apprend des gros mots en français. Jolie rencontre parmi d'autres... nos quelques jours ici furent  si intenses, de marche, de partages et de dégustations diverses, d'une parenthèse paradisiaque sur l'île de Cham, d'innombrables émerveillements (la plupart étant dus aux dégustations
susmentionnées), et de lanternes... Hoi An, la ville des lanternes, un peu, beaucoup, passionnément, de toutes les couleurs, de toutes les tailles, ici, là, partout ! C'est déjà beau la journée, mais la nuit la douce s'illumine jusqu'au plus petit de ses recoins. Encore, j'en veux encore... m'abreuver de l'ailleurs avant de retrouver mon ici. Encore un peu. Observer ces étals de tout et de rien où public et privé se mêlent, ces échoppes familiales, s'étonner de devoir enlever ses chaussures à l'entrée des maisons alors qu'ils y garent les scooters, goûter au hasard un truc chelou dans la rue, admirer ces vieilles femmes qui portent des balanciers de victuailles et s'enivrer discrètement des autels fumants de faux billets, jouxtant les coupes de fruits, le soir, quand les gens prient sur le pas de leur porte... encore un peu, encore un peu...

dimanche 9 février 2020

Call nurse




Parlons du système de santé laotien. Relation étroite et suivie, entre lui et moi. Il m'a fait de l'oeil très rapidement, après quelques jours seulement. C'était cette semaine où j'étais seule à la ferme, hagarde et désemparée (ou presque), juste après l'attaque du couteau sauvage...

… et le premier rapport a été plutôt smart, dans une clinique privée pour riches et étrangers, clean. A l'entrée, comme à chaque porte du pays, un troupeau de chaussures temporairement délaissées. La porte passée, prise en charge rapide et efficace. Mon doigt n'est pas resté ouvert longtemps, il l'ont recousu sitôt qu'ils m'aient mesurée et pesée. C'était important pour le dossier. Une heure plus tard, je ne perdais plus aucun fluide corporel et j'avais en main la facture de 30 dollars ainsi qu'un compte-rendu de l'événement, en français s'il vous plaît. Une efficacité inattendue qui m'a mise en confiance ! et puis le calme de la salle d'attente, les infirmières en surnombre et le beau médecin au geste sûr. Passage éclair, séparation déchirante. Au moins, aux urgences françaises, on a le temps de profiter, mais ici que dalle. J'ai du prétexter l'ablation des points pour provoquer des retrouvailles aussi fugaces qu'intenses. Il a été tout aussi prévenant que la première fois, j'étais conquise.

Le destin a décidé de nous réunir à nouveau.

Patrick, un matin de janvier, est allé faire des examens, et le médecin lui a prescrit des antibio pour 4 jours – 4 passages à la clinique pour 4 perfusions, car les antibio, ici, ne s'avalent pas matinmidisoirpendant5joursvousleprendrezbienaumilieudurepas, mais se font en perfusions. Mon système de santé a délicatement installé Patrick dans une chambre fermée. Dans LA chambre fermée. Alors que des laotiens se serraient dans un dortoir aux lits froidement alignés. Comme un air de traitement de faveur, non ? C'est à ce moment-là, je crois, que j'ai commencé à me poser des questions.

Peut-être l'a-t-il senti... il a pris de la distance en nous envoyant à la capitale. Vientiane. A l'hôpital public. Finie la lune de miel. Après deux jours d'allers et retours interminables entre deux hôpitaux, dans des tuk tuk ronflants, sillonnant des rues grouillantes et puantes de gaz d'échappement, après avoir attendu, tendus, des résultats de scanner que l'infirmière avait oublié de nous envoyer, nous voilà devant l'entrée du Mahosot Hospital. A première vue, plutôt accueillante, avec ses vendeurs de street food et les tuk tuk drivers sommeillant dans leurs hamacs de fortune. Des arbres centenaires bordent l'allée centrale, manguiers en fleurs, cocotiers géants. Des bâtiments hétéroclites se sucèdent, sur lesquels sont inscrites les spécialités, tantôt en anglais, tantôt en français, va savoir... celui qui nous concerne se situe au fond, après le restaurant de soupes au glutamate et sauce chili, englouties à la hâte sur un coin de nappe en plastique à fleurs par les visiteurs. Une entrée comme un garage, un large plan incliné, qui donne sur un hall ouvert aux quatre vents. Un ascenseur, 1, 2, 3. Ils comptent ici les niveaux, pas les étages. On va un niveau trop haut, et on redescend en râlant. Les escaliers, comme beaucoup au Laos, ont des marches trop hautes.
Ce 1er étage et 2ème niveau, j'y passais pour rejoindre le bureau des paiements et la pharmacie. Car avant chaque acte médical, une prescription indispensable. Quand Patrick s'est réveillé, il râlait de douleur ; j'ai demandé à l'infirmière comment le soulager mais elle m'a fait comprendre qu'elle ne pouvait rien faire sans ordonnance, elle laissait mon phalang se tortiller en gémissant. J'ai du courir retrouver le médecin pour qu'il ordonne. Pas d'ordonnance, pas d'acte médical.
A chaque prescription, une étape pharmacie, donc, pour déposer l'ordonnance et récupérer les fournitures. On se bouscule sans animosité, jamais, entre proches d'hospitalisés, pour déposer la liste au guichet. Et l'on nous chiffre la dépense, et l'on nous donne une facture, et l'on va payer au bureau des paiements, et l'on revient chercher les médicaments, faisant la queue à chaque fois. Le parcours du combattant, une, deux, trois fois par jour, on croise souvent les mêmes personnes, et je remonte avec ce qu'il faut, pour une vingtaine d'euros. Les infirmières fouillent dans les sacs plastiques entassés pour trouver leur bonheur, perfusions, pansements, bétadine jaune dans d'éternelles bouteilles de 25mL qu'elles utilisent larga manu, et n'ont avec elle qu'un nécessaire de ciseaux et de pinces dans une boite en métal, d'un autre temps, de celui, je crois, de leur coiffe blanche qu'elles posent sur leur chevelure noire.
Dans ce hall du 1er, j'ai vu des dizaines de familles camper plusieurs jours, assis, couchés, sur des nattes en plastique sales et colorées, sous des moustiquaires trouées, tendues à l'arrache, attachées l'une à la fenêtre sans carreau, l'autre à un clou du mur. Des cuiseurs de riz, ici et là, des jouets donnés par des blancs qui viennent faire la BA de l'année, laissés sur un coin du tapis (les jouets, pas les blancs). Et puis des familles inquiètes, parfois en pleurs, des enfants dans les bras... une ambiance tendue, une attente pesante. Contraste avec la clinique privée.
Et puis sur le même palier, le bloc opératoire, fermé par deux portes battantes. Là que j'ai laissé Patrick assez inquiet dans les mains des blouses blanches, nu comme un ver sur son brancard, vert aussi. C'est là que j'ai retrouvé le chirurgien qui parle français, lui sortant de 2h d'opération et moi de cent pas faits mille fois. Il m'a demandé de le suivre, visage fermé, et j'ai suivi, inquiète. On est monté au 2ème, on a longé le long couloir où campaient d'autres familles et d'autres autocuiseurs, dans l'atmosphère feutrée que semblent générer tous les hôpitaux du monde. Il m'a tenu la porte et m'a indiqué une chaise, il s'est assis en face de moi. Il a sorti son portable et a tapoté dessus, j'ai cru qu'il m'oubliait, j'attendais, tétanisée. Un instant, je me suis vue organiser des funérailles et haïr mon système de santé à jamais. Après de trop longues secondes, le médecin a levé les yeux sur moi. « C'est bon, je vous ai envoyé la vidéo par WhatsApp! », il me dit. « Regardez ». Il me tend son téléphone que je saisis, complètement larguée, et je vois un écran sur l'écran, un ventre ouvert et des tripes à l'air, le pus dégoulinant, l'appendice agonisant, gros plan sur le charcutage, travelling vertical, gros plan sur la tête de Patrick dans les choux, travelling latéral, un ptit coucou des infirmières masquées et devant moi, IRL, le médecin déridé trop content de me montrer son exploit en images. Avant de reprendre son téléphone il me tend une seringue et un petit sac en me disant « C'est pour vous ». Huhu. Dans la seringue le pus de l'infection et dans le sac, l'appendice lui-même. Il m'enjoint gentiment à les jeter dans quelques jours et moi, intérieurement, j'interroge franchement mes limites. Mon système de santé va un peu trop loin.

Retour au deuxième étage où sera alité Patrick, au tout début du couloir, dans une chambre, seul. Très seul. Les médecins passent 3minutes par jour et les infirmières guère plus, la barrière de la langue est un obstacle plus opaque que la porte entre la chambre et le monde extérieur. J'ai passé des heures, assise sur la banquette en simili cuir défoncé, à dormir, lire, essayer de mettre un peu de couleur dans cette salle froide aux murs sales, au néon gris. C'est drôle, cet hôpital qui n'a pas l'odeur d'hôpital. Personne n'a apporté à manger le premier jour, mais ça a semblé normal. Le deuxième jour est passé aussi. Le troisième, le rescapé a commencé à exprimer un certain mécontentement s'apparentant à de la faim, mais soit, il avait une perfusion de calcium, potassium, ou je ne sais quels trucs en -um. On a fait confiance. C'est le quatrième jour que, quand même, on a demandé quant au repas. On a bien fait parce qu'on ignorait que les familles devaient se charger de la nourriture... un peu plus et Patrick crevait de faim dans l'indifférence totale - après sa bataille farouche contre l'appendicite ça aurait été dommage. Mais c'est à J+6 que j'ai acté notre séparation ; le système de santé m'avait fait miroité des merveilles au premier jour, et nous a mis dehors au matin comme des malpropres, « C'est bon, vous pouvez partir », sans préalable, et sans discussion. Il avait assuré l'essentiel, et voilà qu'en deux minutes, il nous mettait un point final. En me demandant de payer l'addition. Soit... nous avons réglé nos comptes, en cash, et je suis partie sans me retourner.

Mon système de santé laotien n'était pas parfait, mais il aura tout de même répondu présent dans les moments critiques, j'avoue, c'est pas rien. J'ai entendu des histoires moins rigolotes que les nôtres, je pourrai vous les raconter pour faire peur à vos enfants...
Mon système de santé laotien était complètement désarçonnant et cette semaine intense auprès de lui m'a bien remuée. En France, on ne voit pas si crûment, je crois, la différence de traitement entre les pauvres et les riches, même si elle existe. En France, on a pas à s'inquiéter, la plupart du temps, du coût des soins. Cet oeil furtif sur un autre m'a fait comprendre très concrètement ô combien notre système français est précieux des valeurs qu'il porte, des douleurs qu'il apaise, des difficultés qu'il lisse, des vies qu'il sauve. Notre système de santé subit des coups de boutoir répétés d'assaillants inconscients, alors qu'il devrait être bichonné, tellement bichonné...



samedi 1 février 2020

Voilà, c'est fini...


Je hais les changements, les départs, et tout ce qui s'apparente de près ou de loin à une séparation. J'ai eu du mal à quitter tout le monde, en novembre, j'en ai pleuré des litres, et maintenant j'ai du mal à partir d'ici.
Me restent 10 jours. 10 tout petits jours, frêles et minuscules. 10 réveils frais au tambour du temple, 6h30, 10 ptit dej avec en bande son le raclement de gorge dégueulasse des voisins (ils font tous ça, ici, et ça gêne personne, bondieu!), 10 tours de jardin matinaux, de ceux baignés de lumière religieuse et de rosée scintillante. J'aime sentir l'agitation des lapins qui entendent mes pas. Me restent 10 douches mi froides, 10 siestes sur le lit de la terrasse, 10 verrouillages de portail, le soir, dans le noir.
Et j'ai peur d'oublier. Le chant du coq et ses cris d'orfraie quand le connard de canard lui vole dans les plumes et le ronronnement sourd de la pompe qui marche. Elle marche tout le temps, la pompe, avec ces tuyaux troués et ces rafistolages aux lanières de pneu. Je voudrais enregistrer le clairon de la base militaire d'à côté qui rythment les journées et qui ressemble tellement à pour les belges y'en a plus pour les belges y'en a plus ! que je le garde en tête toute la journée.
J'ai peur d'oublier les couleurs des fleurs et des insectes, le coucher de soleil sur le Mékong et les longs haricots rouges. Tout graver dans mon corps, faire couler leur arc en ciel dans mes veines. Je voudrais cacher chaque délice, chaque surprise dans un pore de ma peau pour les transpirer à mon retour et les faire ressentir aux gens que j'aime. C'est ça qui me manque le plus : partager la découverte et l'étonnement.

Et puis me restent 10 petits jours ces gens que j'ai vus chaque matin, avec qui j'ai passé des heures à planter, ramasser, préparer la coriandre, les oignons, les salades etc, en écoutant leurs opaques bavardages illuminés de rires. Je ne saurais jamais de quoi ils parlaient. J'aurais appris quelques mots comme ci, comme ça, que j'ai du mal à répéter, qu'ils moquent !, mais la langue lao est si différente avec ses tons, ses intonations, une vraie chanson... un même mot peut signifier différentes choses selon le ton utilisé. Le mot « mu » par exemple, veut dire cochon, ou ami, qui peut engendrer de drôles de confusions. Dans l'ami tout est bon, les cochons de mes cochons sont mes cochons, compliqué tout ça.

Pet et Moon habitent la petite maison en tôle rouillée, plantée entre notre maison et les champs. Ils ont la trentaine, et une petite fille prénommée Tip. Joli zeugma.
Pet a le visage tout rond sur un corps tout frêle, elle a des taches sous les yeux que je sais pas ce que c'est, des habits à la mode lao, tout dépareillés, et des chaussettes dans ses tongs. A l'allemande. Elle a la voix douce et mélodieuse de Janice, dans Friends - celle qui fait saigner les oreilles... et son rire ! elle me regardait remplir un sac de feuilles sèches pour le paillage, concentrée, consciencieuse, et ce rire a explosé soudain, à n'en plus pouvoir s'arrêter. J'ai pas compris, j'ai continué, le sourcil interrogateur. J'ai ramassé, rempli, ramassé, rempli, elle a rigolé, rigolé, jusqu'à finalement courir vers moi, toujours sa gorge déployée. Je remplissais un sac sans fond... alors j'ai rigolé, rigolé, presqu'autant que la fois où elle avait mis en laisse le hanneton. Par contre je rigole moins quand elle tue une poule, cette barbare. C'est une autre histoire, mais je l'oublie quand, le soir, discrètement, en chuchotant « Alec !... » à la porte de la maison, elle m'apporte une portion de ce qu'elle a cuisiné pour eux, un bol de soupe d'escargots au chili ou de la salade de papaye... une main de fer dans un gant de velours (cotelé, quand même). Elle mène son mari par le bout du nez et lui il vit, là, l'air content, toujours, il accourt quand elle glapit, et garde son sourire éternel sur sa bouille d'enfant mal réveillé. Moon, c'est une sorte de loseur attachant, qui collectionne toutes les vraies fausses marques que vendent les chinois, le t-shirt ADIDAZ à 2 bandes, et les baskets ADIBAS, les chaussures Nike avec l'esperluette à l'envers et le sweat « Spureme » qu'il associe au jogging « Superme »... Il a été embauché par la propriétaire pour entretenir le terrain, mais il fait tout un peu, à moitié. Les fuites d'eau fuient un peu moins après son passage, et le poulailler est un peu fermé après son bricolage. Il vaque toujours lentement, les bras ballants, l'air un peu ahuri de l'homme à tout faire qui sait rien faire. Il regarde le riz cuire et mange ses graines de haricots une à une sur la balancelle. Nonchalant. Doux. Doux, doux, doux, avec sa fille dont il s'occupe d'une tendresse débordante, qu'il couve du regard protecteur de Papa. Il est son armure et son tremplin. Et puis, et puis, Moon sait tout sur les animaux, sur les plantes, sur la pluie qui vient mais surtout qui ne vient pas, il brandit souvent un oiseau, un rat, un serpent, des sauterelles à griller au petit matin, qu'il chope avec un piège ou son lance-pierre parce qu'il sait, il sent, il voit, il déduit, Moon est un élément de sa nature, un vrai chasseur cueilleur en chair et en os. Si le monde s'effondre, c'est lui qui survivra, pas moi.

Et puis à côté d'eux, qui vient le matin et repart le soir, pétulante, la vieille dame dont personne ne connaît le nom alors on l'appelle la vieille dame, même si elle est pas vraiment vieille. Elle a 13 enfants ! C'est ptêt ça qui force le respect. Ça ou son endurance au jardin. Elle manie l'arrosoir sur les 2 hectares de champs comme Skywalker le sabre laser, easy la vieille dame. Elle peut aussi tranquillement regarder Pet travailler pendant des heures, assise sur son mini tabouret, et nous sourire à pleines dents, tellement innocente qu'on imagine même pas dans ces moments-là qu'elle fasse autre chose que rien. La vieille dame, on l'a nommée éternelle employée du mois.

Qui court entre nos pattes, ma petite préférée... Tip. Elle a tellement grandi en 3 mois! Son petit Sabaidee du matin, les mains jointes, tellement fière d'elle sous ses grands yeux noirs et ses trois cheveux du caillou !... on aime bien jouer au ballon, toutes les deux, même si elle ne s'approche pas trop parce que les blancs, ça fait peur. Un jour, elle a pas fait attention que je l'ai prise dans mes bras pour donner à manger aux lapins, j'ai pu serrer ses 8kg qu'elle mouille dans la bassine tous les soirs en mettant de l'eau partout, grignette, et sentir son odeur de bébé... elle va grandir, Tip, elle va apprendre à chasser les sauterelles et elle ira peut-être à l'école, dans ces classes de 50 gamins qu'on entend répéter les leçons toute la journée, ensemble, en choeur. Peut-être qu'elle saura lire comme sa maman, ou peut-être pas, comme son papa. Elle va grandir ici, et ne partira peut-être jamais, comme beaucoup de lao qui ne voient l'étranger que comme celui qui impose et s'impose, qui décide et dirige. Comme nous, ici, finalement, et comme la quasi totalité des riches de la ville, qui viennent vivre leur paradis en piétinant celui des autres sans conscience, en défonçant leur nature et en leur faisant croire qu'il manque des choses à leur bonheur. Le colon... 1995, l'architecture de Luang Prabang est inscrite au patrimoine mondial de l'humanité. Je reformule : l'Unesco, un groupe de blancs, donc, inscrit l'architecture coloniale française de la ville au patrimoine mondial de l'Humanité, pour attirer les touristes blancs dans des hôtels et resto tenus par des blancs. De quelle humanité parle-t-on ?

Je hais tout ce qui s'apparente à une séparation. Mais au fond, ma place à moi n'est pas ici. Je suis heureuse de partir, en laissant juste pousser les graines que j'ai plantées, en espérant avoir donné plus que pris.