vendredi 22 novembre 2019

Le bouc est mort. Vive le bouc !


Le petit matin, ici, c'est douceur et compagnie. Levée au chant des oiseaux, des insectes et des chinois (qu'est-ce qu'ils foutent avec leur musique à fond en permanence?!), je fais mon tour matinal dans le jardin, au frais. Une quinzaine de degrés, ver 7h, idéal pour mettre le pied dans la journée. Les montagnes alentour se parent encore de la brume vespérale, c'est beau et mystérieux. J'imagine sur leurs flancs les animaux grouillant la forêt, tous à la place que leur donne la nature. Chacun sa fonction. Plus bas, sur les terres, les araignées ont tissé, cette nuit, et la rosée transforme leurs toiles en dentelle de poussière d'etoiles... c'est d'une finesse et d'une beauté extraordinaires. J'avance et la lumière dore le champ, elle fait scintiller les salades. Il en faut, du talent, pour faire scintiller des salades. Je passe voir les animaux, les poules s'agitent, les lapins s'excitent, les canards piétinent que je leur donne l'eau pour barboter. Il y a Billy, aussi, le mini bouc tout noir, poil de jais, l'oeil vif, et qui, en attendant qu'on lui trouve femelle, s'est pris d'amour pour ma jambe. Impossible de faire un pas dans le grand poulailler, quand il y est, le coquin. Je l'aime bien, avec ses petites cornes rigolotes et sa fougue adolescente, mais ça va un peu trop vite entre nous, on se connaît à peine.

7h, ce matin, je savourais l'idée du petit tour en me débattant dans mes vêtements, le cou dans la manche, l'épaule démise, la main en l'air, quelques gros mots s'échappent. Soudain j'entends crier mon nom. Enfin, ce qu'ils font de mon nom, parce qu'Alexia, en plus d'être compliqué pour les enfants, c'est compliqué pour les Lao. Alors imagine pour les enfants Lao. Bref, ils m'appellent Alec. Je pousse le bras dans un trou en espérant qu'il soit le bon et saute dehors pour signifier à Moon que je suis opérationnelle, il a l'air tout perdu, bien tendu, et me fait signe de le suivre en accumulant les sons bizarres... je suis, je suis, je pense aussi, parce que je suis, j'entre dans le poulailler, la horde de volatiles caquette un accueil chaleureux bien que, je pense, intéressé, et bim.

Coincé contre la tôle, entre des troncs de bambou coupés, la langue pendante, le cou serré dans sa corde je ne reconnais pas l'oeil vif de ma face de bouc. Il est mort cette nuit. Pet émet des hypothèses à ma conscience atterrée qui flotte un peu, coincée entre la bête rigide et la lao prolixe qui a visiblement oublié que je ne comprenais pas un traître mot de sa logorrhée.. Je me précipite sur le téléphone pour joindre Patrick qui est avec Vath, son bras droit traducteur lao/anglais et qui décode : Billy aurait été piqué par un serpent, ça l'aurait paniqué, il aurait rué dans ses brancards tant et si bien qu'il s'est lui-même étranglé.

Patrick me dit : C'est la vie des animaux de la ferme... ça va te donner l'occasion d'apprendre à découper une chèvre.

Beuh.

Bêêê.

Einh ?

Bon.

Je me suis d'abord demandé si cette bête était mangeable, mais comme ça ne semblait inquiéter personne, j'ai fait semblant de pas y avoir pensé. Ensuite m'a assailli le doute : suis-je capable de surmonter cette épreuve, envoyée certainement par le Dieu de la boucherie qui s'amuse avec moi depuis deux jours ? La chair sanguinolente, laissez, c'est pour moi. C'est drôle comme, dans un autre monde, on se trouve des ressources inconnues. Bon, j'ai pas dépecé moi-même, faut pas déconner, mais j'ai observé Pet et Moon assez tranquillement, l'estomac en place et le regard curieux, brûler et racler les poils, ouvrir et vider Billy. Le passage de la bête qu'on aime à la viande qu'on mange. Ce que j'ai vu ce matin, je crois, ne doit pas du tout ressembler à ce qui se passe chez nous, c'était dans un coin du champ, à l'ombre de la cabane en bambou, sur des feuilles de bananiers, pieds nus dans le sang, mains nues dans le ventre dégoulinant. Drôle, d'ailleurs, que Moon grimace devant mes points de suture alors qu'il plonge sans rechigner dans les intestins de chèvre.

Je vous passe les détails.

Je me suis retrouvée à 13h dans une scène si surréaliste que j'ai voulu graver chaque détail. Sous l'arbre trône, sur la natte salie, au centre de notre cercle, une assiette de peau de Billy grillée jouxte un saladier de ses tripes dans un liquide brunâtre et malodorant. Une soucoupe de criquets, dont Moon a patiemment arraché les ailes avant de les faire frire, passe inaperçue entre nos verres que Pet a fièrement rempli au tiers de Bierlao (que je n'ai pas décapsulées), à l'autre tiers de Pepsi, le tout complété de glaçons. Dégueulasse. Sur ma gauche une espèce d'insecte de 5 ou 6 cm de long, tenu en laisse au bout d'un fil de pêche, attendant
d'être croqué, siffle quand la petite fille appuie sur son dos, et ça la fait rire ! Ça la fait rire, et moi aussi, tellement... Moon, Pet et les deux femmes sans nom rient de me voir rire de voir la petite fille rire en appuyant sur l'insecte. Les chinois au karaoke ne nous ont pas lâchés et bordel de bite (pardon Maman), je fais le choix de cette vie saugrenue, un peu, peut-être que j'aurai pas de retraite, que je finirai dans la misère, seule dans mon deux pièces, j'en sais rien, mais sérieusement, comment je pourrais regretter de vivre ce genre de moments ?

jeudi 21 novembre 2019

E.T.

Je plonge la main dans les graines de coriandre.

Je plonge la main dans les graines de coriandre. Fraîches. Humides. Un petit germe à leur bout, tout blanc, tout neuf. Lentement, je savoure.

Chaque goutte crantée appuie un point précis de ma peau. Chaque perle rouge titille un point de réflexologie, déclenche une vague de je ne sais quoi qui pique et qui enveloppe, un nuage d'images et je ferme les yeux. Je pense. Je purge. Je pense.

Je pense à la découverte d'un monde normal sur lequel j'ouvre mes yeux de petite fille curieuse et mon regard d'adulte étonné.

Je pense à la distance qui me sépare des miens, à cette proximité que me permet la technologie. Je voulais m'isoler, j'ai l'impression de me rapprocher. Comme un bilboquet, je suis la boule qui voltige et reste liée à sa base. C'est comme ça pour l'instant.

Je pense au magique avion qui me mène dans cet autre monde où, pourtant, chacun vit comme toi, là-bas. Ici. Tout est pareil, et tout est différent.

Chaque ordinaire est extraordinaire, il mange, il parle, il dort, il pisse, comme moi. Dans cet ordre là ou pas, parfois il en fait deux en même temps.

Sauf que lui, il mange toujours assis par terre, autour de la table, basse, en bambou tressé, sur une natte étalée, à l'ombre. Les plats se collent dans des plats ébréchés, usés. Un saladier d'eau dans laquelle flottent des formes prétendument comestibles non identifiées, une coupelle emplie de pâte de chili pilé à un fruit inconnu au bataillon, une assiette d'herbes cuites, et puis le riz. Riz riz riz, fifi, loulou, le riz qu'il mange matin midi et soir, le riz gluant qu'il paie 75000 kip le kilo soit environ 75 centimes, la conversion est facile à faire. Il le prend dans son panier de bambou, le roule en boule dans sa main, le tamponne dans sa sauce épicée, ou le fourre d'une feuille de salade cuite, ici on joue avec la nourriture, c'est trop cool. On mange à chaque fois un repas qui n'est ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Le chili m'arrache la gueule à chaque bouchée de quoi que ce soit, mais c'est le jeu, ma pauv'Lucette ? Mon palais et moi, on s'accomode. Je me rattrape le soir où, seule cette semaine, je me nourris de cette craquante amaranthe, de ce beurre d'avocat que je retrouve avec délice, de ces explosifs fruits de la passion et de ces pâtes à rien parce que j'ai pas de beurre et pas de sauce et pas de gromage.

Toute la journée, Lui, il parle, il crie, il rit, dans sa langue codée, et je le regarde perdue, démunie, toutefois si fière d'avoir cru comprendre un mot. Ou deux. Chaque jour j'en apprends. Je sais dire fumier, poule, et fumier de poule. Repas, riz, et repas de riz. Je sais dire eau ! C'est important quand on ne boit pas l'eau courante. Ici on appelle pour
commander de l'eau à boire qui arrive 10 minutes après, en camion et en bouteilles de 20 litres, 40centimes la bouteille. Nam, l'eau. Nam Kan, la rivière qui caresse Luang Prabang et se jette dans les bras du Mékong. Ces amoureux communiquent plus simplement que moi avec les lao... parce qu'en dehors des mots, on n'a pas non plus les mêmes codes gestuels. Beaucoup de mal à se comprendre, et pourtant Pet m'aide beaucoup depuis ma mutilation. Elle me remplit des bouteilles d'eau depuis le fut, elle ramasse ma salade du soir. La solidarité n'a pas de culture.

Il dort aussi, l'extraordinaire ordinaire, il dort dans sa cahute en tôles défoncées, rouillées, la terre battue au sol recouvert de tapis chatoyants. Feu chatoyants. Je ne sais pas s'il a un lit, j'ai voulu passer le regard au dedans mais n'ai pas vu. Je n'ai pas osé. Moi je dors sur du dur et du solide, dans un vrai lit au matelas de pierre, au baldaquin de tulle percé qui laisse passer ces connards de moustiques. Je dors dans ma maison qui a tremblé au petit matin. Est-ce que leur tôle tient le choc, dans ces cas-là ?

Je sais pas s'il pisse, l'Autre, en fait, je ne l'ai jamais vu faire mais j'imagine. Pourquoi il pisserait pas ? Il a des commodités dans la deuxième maison en dur. Comme moi, pas de WC séparés. Douche italienne et pas de PQ, juste un jet pour se rafraîchir. Une habitude à prendre.

La nuit est tombée maintenant. Les chats ronronnent, les grillons grillonnent, les chinois chantonnent. Nasillards. Les chinois sont légions ici, ils arrivent par cargos dans l'hôtel d'en face et débarquent dans notre jardin avec ombrelles et appareils photos, s'extasiant de mille cris primaux tout à fait ridicules, selon mes propres références culturelles.

Bercée malgré tout par la litanie des voisins, j'égrène la coriandre dans son plat de métal. Je me sens apaisée. Je prends, j'apprends, je suis comme ces élèves de grande section à qui j'aimais tant enseigner, avide de chaque seconde qui peut me faire grandir.

Chaque ordinaire et unique seconde.