vendredi 13 décembre 2024

Cathédrale

J'erre depuis des jours dans le dédale de couloirs qui me perd, qui m'espoire, qui me perd encore, encore, et me fait croire. Tout à coup, mon regard effrayé de déboucher là, le plafond, si haut, et les murs, si loin, je crie pour entendre ma voix résonner mais le vide l'étouffe et le vide m'étouffe! je respire rauque, ça commence à coincer dans la gorge et ça m'affole, 

j'agite, 

je cours,

sans aucun sens 

et l'immensité me noie... l'espace, à perte de vue. Le rien. Je sens monter cette torsion dans le ventre, les tentacules naissent d'une petite boule et grossissent, elles s'emparent de mes organes et enserrent chaque cellule de ma vie

sournoisement la lave glacée de l'angoisse glisse dans ma poitrine et darde sa langue dans ma trachée qui s'ankylose 

ça rauque ça sourd ça bloque et ça jaillit de ma gorge en feu, la tête basculée le corps en arc je paralyse un hurlement qui ne sort pas et tout à coup STOP je me fige.

Une seconde

tout s'arrête

je ne ressens plus rien

La tête me cogne boum boum ça pulse dans mes tempes la tête me cogne et et tout à coup mes poings aussi, fort, je ne peux pas empêcher, ça frappe, fort, fort, faut faire souffrir ce corps et tuer ces pensées pour arrêter tout ça vite, vite

Je m'écroule

En foetus sur le sol nu de ma cathédrale, mes genoux collent ma poitrine écrasée sur le froid de la dalle. J'ai replié mes bras et sur ma nuque mes doigts s'entrecroisent. Pas un bruit. Écroulée. J'attends. J'attends le coup fatal.

A l'intérieur le vide. Le grand vide. Tendre mes sens n'en a plus. Je ne vois plus, je n'entends plus, je ne ressens plus. Pas un désir. Pas un besoin. Pas un élan de vie. J'inspire. J'expire. J'inspire. J'expire et mon front frappe doucement le sol au rythme lent du cœur qui bat sans vie. Boum. Boum. Boum. Je veux sentir mon corps. Boum. Boum. Boum. La mélopée lancinante ravive la morsure du froid et je saigne et j'ai mal et je me fais survivre, un peu. Boum. Boum Boum. Pourquoi ?

Par les fenêtres qui se sont closes j'ai vu sans un regard s'envoler chaque détail de ma vie, comme ça. Partis. Les premiers câlins, les bonnes notes, les insultes de la cour, l'inceste, l'amoureux, la réussite au concours, sa mort, les voyages, les bobos, la trahison des gens aimés, les rires égarés, les pleurs écoulés, sa mort, j'ai vu tout ça partir et j'ai gratté encore ce qui restait collé, les sentiments, les envies les projets. Les liens. J'ai arraché ces croûtes et je les ai crachées. Ne reste rien. Mon corps en sang dans ma cathédrale vide. Le silence assourdissant. Je suis figée. J'attends la mort. Je l'imagine, m'envoler par dessus le fossé, m'endormir en délire coloré, m'attraper court, me finir vite. Dans ma cathédrale vide, j'attends, pour finir

mardi 17 septembre 2024

Dans son vieux pardessus râpé...

Un ballet de lumières bleues éclaire sa maison. Des inconnus colorés entrent et sortent en danse coordonnée, il fait nuit, c’est presque beau. Ils sont trop pour lui tout seul. L’émotion me prend la gorge : c’est fini, je sais.

On le voyait tous les jours, le vieux. Les bons, il sillonnait le village, le teint jaune et l’œil plus vif que sa dégaine, chancelant sur les trottoirs étroits. Les mauvais, il restait des heures sur sa chaise cassée, devant sa maison cassée, avec sa gueule. Cassée. Debout, assis, il avait toujours son chien hargneux en bout de laisse et lui placide, comme si la vie s’était diffusée dans la longe pour se transférer sur le chien. Le vieux était là, tous les jours, il disait parfois un mot, parfois rien, il commentait la météo, lançait un bonjour étouffé par sa barbe chargée. On savait tous qu’il existait, sans s’en parler. Pas de nom sur sa sonnette pétée: j’aime à penser qu’il ne s’appelait pas. On est tous tristes de la mort de celui à qui on parlait qu’à moitié et qu’on savait pas qui c’était.

On est tous tristes et je trouve ça formidablement beau.

Le vieux était un pilier du quartier. Sans trop parler, sans trop s’agiter. Sans rien faire d’extraordinaire.

Il avait sa place, pour rien, sans validation, sans permission, et sans retour. Pas besoin d’autre chose pour exister que d’être là.

On n’écrira pas de carte pour sa famille, on n’ira pas à son enterrement. On s’est tous donné le mot, pourtant, et on pensera à lui, souvent. A son absence en bout de laisse, à sa chaise vide - puis quelqu’un mettra un nom sur la sonnette : le vieux monsieur sera passé.

 

 

jeudi 20 juin 2024

#metoo

 


Mon sac est vide.

Ce matin il contenait encore

Une paire de chaussettes de foot, blanches

Un drôle de pantacourt à bretelles, blanc

Une bizarre sous-veste à un bras, boutonnée sur le cou, blanche,

Une épaisse sur-veste à deux bras, épaisse, lourde, qui serre à la gorge, blanche

Un carnet, vert

Et son stylo, bleu.

J’ai tout rendu.

C’était la dixième fois que je rejoignais ce matin dix femmes. C’était la dixième fois qu’hier j’appréhendais, la dixième fois que ce soir je remercie. C’était la dixième fois que je posais un jour de congés, ce jeudi, la dixième fois que je passais la matinée à écouter, regarder, crier, pleurer, taper, et rire, aussi. C’était la dixième fois que je partageais, que je maudissais, que je lâchais. C’était la dernière fois, ici.

J’ai 42 ans dans quelques semaines. J'ai l'histoire banale d'une vie bouleversée par des violences sexuelles subies enfant, puis adulte. Chaque jour en est tâché. Des crispations, des appréhensions, de la  tristesse, des angoisses, et de la honte. Je ne veux plus avoir honte. Mon corps est mutilé, mes rêves, ma confiance, ma sérénité aussi. Je ne suis pas là où j’aurais aimé être, j’ai mis ma force dans les combats, chaque seconde de ma vie. Je suis fatiguée. Je n’ai jamais baissé les bras.

Il y a dix mois je me suis donnée la chance de suivre des ateliers thérapeutiques d’escrime. J’ai rejoint dix femmes épuisées, traumatisées, et nous avons été accompagnées par cinq autres, formées et solides.

Seul.e.s celleux qui ont foulé le sol de cette salle d’armes peuvent comprendre ce qui s’y est passé. Une telle intensité. Une telle force. Des douleurs transcendées. Chacune ici, et à sa place. Tout a été difficile, les jours d’avant, chaque fois, le réveil qui sonne et les trajets, le corps coincé, leurs mines tendues à l’arrivée et ces sujets, ces exercices, ces échanges de parole, ces moments de panique, ces sorties d’énergies. Voir et entendre une autre hurler sa rage et son désespoir, frapper jusqu’à l’effondrement celui qui - , et supporter les larmes. Prendre le sabre, baisser le masque et y aller. Foncer. Défoncer.

Dans mon costume blanc j’ai découvert une tribu qui m’écoute, me croit, me soutient, m’encourage. Mes sœurs d’armes. Ce soir c'est dur. 

J'ai peur, sans elles. On lâche nos mains et on replonge seules dans le bain. 

Je n'ai plus peur: grâce à elles. Par elles et pour nous toutes, je continue le chemin. On continue nos chemins.

A toutes celles, à tous ceux qui, comme moi - , je veux dire: arrête de te taire et trouve quelqu'un.e qui ne doutera pas de ta parole. Raconte comme tu peux et comme tu veux ce que tu vis, et puis cherche des pairs. Elleux sauront, pourront comprendre tes sautes d’humeur inexpliquées, ton sentiment permanent de culpabilité, ton impression de planer sur la vie, ta peur panique de l’avenir, ton incapacité à construire et les contractions de tes muscles quand ils sont touchés. L'image qui passe en éclair et te tétanise. Tu n'est pas seul.e, tu n'as pas perdu la raison, et des gens peuvent t'aider. Promis.

Association Stop Violences Sexuelles - Ateliers thérapeutiques d'escrime

lundi 1 janvier 2024

Point de suspension

Bercée par le feu de cheminée, percée par sa chaleur dans mon dos, je laisse traîner le regard sur chacun et sens chauffer les petits bouts de moi qui sont faits d’eux. Quatre, trois, deux. Ma famille. Et moi : une. Ça papote, ça gigote, ça rigole et ça s’écrie. Ça déchire les papiers, ça s’exclame, ça remercie. Ça fait semblant de croire Père Noël. Il est passé !

-          C’est moi, le Père-Noël, dit Papa. J’ai 5 ans et je vois le gros en rouge et blanc partout, ça peut pas être mon Papa, mais mon Papa ment pas.

Je me crispe sur ces souvenirs traversant, et ces dernières minutes 2023. Prendre le temps de les laisser fondre sur ma langue, ces petits bouts de rien qui font les petits bonheurs des petites vies, tant qu’ils sont là... Suffit de pas grand-chose pour sentir à l’intérieur le cœur qui gonfle, le ventre qui chauffe, la gorge qui serre. Chez moi l’émotion condense et les larmes coulent – systématique. J’essaie, mais peux pas faire autrement. Ça déborde. J’ai demandé plusieurs fois à mon neveu si je pouvais lui faire un bisou. Il répond non, tête haute. Je voudrais l’assaillir pour sentir le velouté de ses petites joues gonflées et le douillet de son corps de bébé, recharger mes batteries en me collant à lui, mais je savoure la frustration. Je suis fière de lui laisser le choix de dire non et je suis fière qu’il s’en saisisse.

Maman, au pied du sapin, s’agite et distribue les cadeaux, en guettant nos réactions. En s’excusant de n’avoir pu faire mieux, de n’avoir pu faire plus, c’est pas pareil cette année. Je me demande si elle parle bien de cadeaux. Mon frère a les yeux brillants de migraine mais dit ça va, comme toujours. Comme toujours il est là, sans dire, attentif et mystérieux, insondable. Ma soeur volette de sa discrétion habituelle, disparaît, revient dans un câlin. Le clin d’œil qu’elle m’adresse est plein de la valeur donnée à ces instants fuyants. Elle déguste. Elle surveille au coin Papa dans son fauteuil rouge, planant sur la tribu. Il a le bonnet enfoncé sur les oreilles. La cicatrice. Le côté de la tête brûlée. Les lunettes un peu de traviole, les mains jointes, les jambes croisées. Il dit rien, il flotte. Il absorbe, il savoure. Mon Papa.

Dans cette journée comme les cent précédentes, nous sommes dix dans cette histoire familiale banale. Un, plus un, plus un, plus un… chacun traverse la situation de son regard, avec les outils trouvés, construits, au long de sa vie, bon an, mal an. De nos places, de nos histoires, de nos personnalités, nous composons comme on peut, nous comprenons comme on peut, nous faisons un tout disparate et mouvant, collé, serré, autour du cœur paternel. Nous sommes à la fois ensemble et si seuls. Vivre ses émotions et avec celles des autres, partager et se protéger, trouver le bon endroit, la juste mesure. C’est si compliqué.

J’observe ces derniers jours avant 2024 et me dis contemple ce que tu vois, et ce qui est là : profite des enfants qui grandissent, des surprises encore à faire, des spectacles, des parties de scrabble, des jeux de mots, des câlins, tu peux croire le sorcier!... un pas après l’autre. Rendre intense chaque jour qui passe. On va tous mourir un jour, oui, mais tous les autres, nous allons vivre.