vendredi 1 janvier 2021

A mon étoile

 

Je crois bien que ça sonne. De loin, à travers l'épais molleton qui m'isole des bruits du monde extérieur, je crois que ça sonne. Ma tête est si lourde... je n'arrive pas à la lever de mes bras croisés . Je me suis encore endormie sur la table de la cuisine, ça m'arrivait jamais, avant. Avant, on s'arrêtait pas, on avait toujours à faire. Ça a toujours été que je dorme beaucoup mais maintenant, je fais au moins le tour du cadran. Parfois, aussi, dans la journée... ma tête est lourde. De tous ces ans. De tout ça, là, du virus dont tout le monde parle, de la naissance des mes arrières petites filles, du cancer de ma fille, de la mort de mon mari, de chaque jour les travaux des champs, des milliers de poulets élevés puis tués, des deux enfants élevés, de mon mariage en blanc et cette photo qui reste, en noir et blanc, de la mort de mon père qu'on m'a jamais dit qu'il était mort, j'avais 5 ans, et de l'eau glacée, la mare, la mare... ça se mélange. Lève la tête, Hélène, tu entends ? Ça sonne encore. Laisse sur la table tes pesants et va voir. Prends ta canne et pousse ta carcasse. Traîne ta jambe qui te fait mal. Que t'as cognée contre une bûche qui dépassait, mais que t'as pas désinfectée. La blessure était trop basse. Le sang a séché. Ma hanche grince, j'ai mal. Tous ces efforts...

Un pas après l'autre jusqu'à la porte cadenassée. Si je ferme pas, y'a des gens qui entrent et me volent. Je sais qu'on m'a volée. J’ouvre, j'entrebâille et mes yeux, opaques, attendent que l'image s'ajuste dans cette fente floue. Du temps suspendu.

Ma petite fille se dessine. Là. Ouh, ben... ma petite fille. Que je vois jamais, la deuxième. Celle qu'en fait qu'à sa tête et qu'est pas mariée. Pauvre petite. Je prie pour elle tous les soirs, pourquoi le Bon Dieu l'aide pas ? j'ai pas fait chauffer le poêle, je me suis rendormie. J'ai jamais aimé recevoir, ça dérange ma journée. Je vais lui offrir quoi ? Elle me parle mais j'entends pas tout, je hoche la tête, ça suffit, je crois. Le café, je l'ai fait ? Je sais plus. J'aime bien que mes petits enfants viennent me voir, surtout quand il y a les petites. Je leur offre du café et des biscuits trop durs que je peux plus manger.

Elle s'installe, elle sourit, elle me demande si je vais bien. On a de la chance d'aller si bien même si on a plus vingt ans. On se dégrade, à nos âges, mais on a bien vécu et puis moi j'ai toujours vingt ans dans ma tête. On a pas vu le temps passer. Elle me tend un sachet, un petit cadeau. J'entends pas. C'est des pâtes de fruits, je vois. J'aime bien ça, les pâtes de fruits, ça me régale. Je prends mes lunettes, pour lire d'où ça vient, elle dit une petite confiserie artisanale, que des produits naturels. Les produits naturels, ça nous garde la santé pis ça nous fait vivre vieux. Je lis sur le sachet : BONBONS JULIEN. Bonbons. Julien.

Julien.

Julien Julien Julien.

J'ai plus d'air.

Mon petit. Mon tout petit... ma main tremble et le sachet dedans, les pâtes de fruits, mon corps tout entier, de tout le poids du malheur je m'assieds, et je pleure.

Je dis ça me touche que tu y aies pensé. Mon Julien, mon petit-fils qui est mort, c'était y a tellement longtemps, c'est comme si c'était hier et ton frère, tu sais, il était si vif ! Il est venu la veille, avec tes parents, il regardait partout, avec ses grands yeux, il observait, il comprenait tout, qu'est-ce qu'il était intelligent ce petit !... il allait bien... un beau bébé en bonne santé... c'était hier, ma petite-fille, que ton frère est mort... j'avais gardé des vêtements à lui. Ça sentait lui, encore. Une odeur de bébé en bonne santé... oh, s'il était encore là tu serais peut-être pas née... et ton petit frère serait peut-être pas né ?... Ça devait se passer comme ça... Tu crois qu'il nous regarde, de là-haut ? Ma voix plie et moi encore un peu plus... je pleure... on oublie pas... Résonnent dans ma tête ses rires de bébé, mon petit, mon tout petit, le premier, que j'aimais tant, dont l'absence a creusé ma vie encore et encore. Je pars. Son petit corps tout chaud contre mon cœur de Mémé. Je pense à lui chaque jour, tu sais ? S'il était encore là... je sais pas...

… à travers la douleur des souvenirs, je vois ma petite fille, là, elle bouge pas et son regard fixé sur moi s'embrume, et s'embue. Ça coule aussi chez elle, de ses grands yeux rouges et de son nez gros et laid comme celui de Mémé. Ma petite-fille perdue. Mon petit-fils perdu.

La visite a passé. J'ai pas trop parlé. Je lui ai donné son kilo de miel et son paquet de café, c'est Noël. J'agite ma main quand elle klaxonne, je tourne le dos, je rentre et referme à double tour. Y'en a qui volent si je ferme pas. C'est l'heure de Jean-Luc sur TF1, j'aime bien Jean-Luc, il est si gentil ! j'allume le poste et j'écoute, la tête posée sur mes bras croisés. Je suis fatiguée.