vendredi 14 août 2020

Piège en eaux troubles

C'était un jour noir, un jour de désespoir, un de ceux qu'on plombe du poids de nos corps empêtrés de l'état du monde, et l'on souffle, rauque, on sue, on peine, on se traîne, on râle, on meurt, un peu...

C'était un jour où ma raison m'avait quittée, me laissant m'enliser, moite et béante, moite et bêlante, aux mains des démons moqueurs piétinant mes valeurs.

C'était un jour où, hagarde, j'avais erré des heures à la recherche du sens perdu, et j'avais cédé.

Je l'avais cherché chez Yves Rocher.

J'avais poussé la porte, tremblante, l'achat compulsif incarné en diable sur l'épaule droite et l'ombre de ma conscience sur l'épaule gauche, prêts à s'écharper ce jour d'hui.

Je ne suis pas à l'aise dans ces endroits où les gens viennent acheter des trucs dont ils n'ont pas besoin de peur qu'on ne les aime pas s'ils n'en mettent pas...

… j'ai quand même demandé du vernis à ongles.

- La base SOS résiste ? Le durcisseur ? Le go green ? Le top coat ?

Elle m'agresse.

- Juste du vernis à ongles, s'il vous plaît.

- La base SOS résiste ? Le durcisseur ? Le go green ? Le top coat ?

Elle me jauge, elle me pense sourde.

- Non, du vernis à ongles !

- La base SOS résiste ? Le durcisseur ? Le go green ? Le top coat ?

Elle me juge : je suis gourde.

- Je suis désolée, je ne comprends pas ce que vous dites... je veux du vernis à ongles.

Elle soupire. Elle prend le dessus, elle va me mater.

- Alors le top coat c'est...

… je peux pas la laisser finir, son fiel mielleux s'insinue dans tous mes pores. Elle n'aura pas le pouvoir.

- Je ne comprends pas ce que vous dites mais ça ne m'intéresse pas. Je veux du vernis à ongles, je prends quoi ?

Elle est soufflée. Au bord de l'apoplexie. J'ai lancé l'attaque, elle sort les griffes et siffle :

- Le SOS, alors...

Je crois là à ma cinglante victoire, vernis vidi vici, mais d'un dernier élan de vie elle tente le tout pour le tout :

- le deuxième est offert !

Ma vie sobre en plein cœur.

- Mais je n'en ai besoin que d'un !

Elle tourne le couteau dans la plaie sanguinolente :

- Le deuxième est offert ! Il est GRATUIT !

Je résiste et gémis :

- Mais je n'en veux pas !

Elle prend plaisir :

- Prenez-le, vous le donnerez !

- Noooooooon !!!

Je m'écroule. Terrassée par la gorgone.

Deux vernis pour le prix d'un. Une mini trousse ELLE. Un agenda de rentrée. Je rampe, agonisante, hors de ce guet-apens, mes valeurs changées en pierres et mon esprit faible vaincu par le fiel de la fièvre capitaliste qui, sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. Je possède, donc je suis.