Je
ne sais pas comment raconter cette histoire. Cette histoire, elle est
triste, elle est dure, elle est belle aussi, elle est grave et douce.
Cette histoire à elle seule c’est un coup de hache sur la nuque et
le câlin de maman quand je pleure.
Jordan,
je l’avais relégué dans un coin, le sombre là-bas au fond, les
toiles d’araignées lui flottaient sur la tête, coincé derrière
le gros coffre des hontes, le coffre des souvenirs qui tachent. Qui
fâchent. Qui gâchent.
Jordan
était petit. Blond. Des yeux bleus perçants. Agité. Il était
grignet, comme on dit par chez nous, c’était un peu le fanfaron de
la classe. Un peu isolé, aussi, un peu rigolé. Moi j’étais
moche. Grosse. Lunettes. Appareil dentaire. Acnée. Tutti quanti,
tutti frutti. Tutti di turquie. J’avais d’excellentes notes et
surtout, mes parents ne devaient pas savoir comme je souffrais.
J’allais, venais, les poings serrés dans mes poches crevées, mon
fardeau devenait colossal. J’avais peu d’amis, ceux-ci aussi. Les
égarés se retrouvaient parfois, par choix. Ou pas.
Jordan
et moi nous sommes assis contre un mur, avec une autre. Le soleil
caressait nos trois peaux. Mettons que nous pesions en moyenne chacun
40kg, notre surface corporelle commune devait s’élever environ à
(en m²) 3((4 x M + 7) / (M + 90)), soit 3(4x40+7)/(40+90),
c’est-à-dire 3,9 . C’est fou.
Là,
le soleil caresse donc nos 4m² de peau environ (mettons que nous
sommes nus, et que nous avons nos vingt doigts chacun écartés, ou
le calcul deviendra forcément plus compliqué), et nous papotons
pour faire comme les ados normaux, ceux qui ont trop la vibe on the
flex, qui sortent avec des gens pendant au moins 12 jours et qui font
rigoler leur cour en pétant devant le prof. Nous, on est des fake.
Notre t-shirt c'est du Wakoko et on espère que personne se rendra
compte qu'on a du discount. Mais on est presque bien, dans cette
menteuse douceur, la clameur honteuse se calme un instant. On
nous oublie. Je respire un silence. Pro. Fon. Dé. Ment. Presque
bien. La voix de Jordan reprend, berceuse enveloppante dans le
dardant. Un rayon me touche, un rayon me caresse, un rayon me brûle,
me transperce. Jordan, quand il y pense, il me dit: « t’es
vraiment quelqu’un d’inutile ».
Quelqu'un
d'inutile.
J’ai
froid tout d’un coup. Froid froid froid, c’est normal, j’avais
laissé tomber mes protections, pour mettre mes 4/3 de m² au soleil
et je me suis fait brûler au 17ème degré par l’épée glacée du
globe en feu, Jordan m’a tuer. J’ai couru jusqu’aux toilettes,
je me suis ruée, j’ai verrouillé. Je criais, je me vidais de ces
années de souffrance et d’intolérance, de moqueries, de
harcèlement, je criais et pleurais, je m’éventrais de douleur,
assise par terre dans la pisse des mecs qu’avaient pas fait
attention, dans la boue des filles qui avaient piétiné là de leurs
godasses à la mode. Les grands ont frappé contre la porte, j’ai
pas ouvert. Cassez-vous, CASSEZ-VOUS! j’ai dit à la CPE – tu
vois j’ai des couilles quand je vais très mal. Elle savait sans
rien comprendre que c’était pas de la violence contre elle, elle a
continué à être gentille. Gentille. Pendant des heures, elle m’a
mis la fièvre. Pendant, pendant des heures. Elle a répété ses
mots doux, ses encouragements, qui venaient tellement tard qu'eux
aussi étaient inutiles, beaucoup trop tard… elle s'est
fatiguée, elle est partie. Elle m'a laissée. Je ne criais plus, ne
pleurais plus. J'ai attendu la sonnerie de 17h, je suis sortie,
personne pour m'attendre, j'ai pris le car et je suis rentrée à la
maison. Les yeux secs et la blague aux lèvres. Fallait pas que mes
parents sachent que j’étais inutile.
Après
ça, Jordan, je l’avais relégué dans un coin, le sombre là-bas
au fond, et les toiles d’araignées lui dévoraient
la tête. Il était coincé derrière le coffre des hontes, mais même
caché il m'a hantée. Il est devenu mon herpès à moi.
L’inflammation qui revient régulièrement, qui fait mal, qui fait
mal, qu’on n’arrive pas à soigner. Qu’on ne raconte pas. Dont
on se sent coupable.
Et
il y a eu ce soir-là. vingt ans après.
Mon
Tout doux et moi, à un festival hippie, au bar, un bel homme
s’avance vers nous, demande à mon Lui s’il ne lui avait pas pris
sa consigne par inadvertance. Mais non. Je me dis quelle honnêteté,
Monsieur, c’est le monde des gens comme je les aime. Je lui dis
merci dans ma tête. Et je le regarde.
Un
gringalet. Les yeux bleus perçants. Et tout me remonte à la gorge,
il se retourne pour partir mais je le rattrape je l’appelle Jordan,
je parle, on parle, il me confond, ne se rappelle plus trop, des
souvenirs, des gens, une boum, il actualise sa situation, dans ma
tête tout s’entrechoque, cette bonté, cette simplicité qui
éclate de lui et tout à coup je m’accouche je lui vomis cette
journée, cet instant, le soleil et sa phrase. L’assassin.
Jordan
est comme la bière que buvait mon Doux, sans fioriture. Jordan a
entendu, a écouté, a dit qu’à l'époque il ne gérait pas la
violence de ce qu’il vivait, comme moi, mais qu'au lieu de pleurer,
comme moi, il s’en prenait aux plus gentils, aux plus fragiles.
Comme moi. Jordan a dit pardon, pardon, il avait l’humide aux cils
et nous nous sommes enlacés, dans la saleté de la poussière
volante et le son trop fort d'un orchestre local, devant la buvette
collante d'une journée de festival. Des étoiles ont crépité de
notre contact et ont filé s’accrocher à la voûte, céleste, sûre
qu'elles y resteront pour réconforter ces ados qui souffrent, qui
meurent, des mots d’autres, les soirs de désespoir.
Une
cicatrice s’est refermée ce soir-là, pour moi, pour lui
peut-être. Aussi inattendu qu'espéré, quel étrange. J’ai
enveloppé ses excuses dans du papier de soie et ses larmes dans un
écrin velouté, j’ai refermé tout ça et l’ai rangé dans mon
grenier. J’ai nettoyé et depuis, les araignées veillent dessus.