jeudi 3 août 2017

Quand les hommes vivront d'amour

Je ne sais pas comment raconter cette histoire. Cette histoire, elle est triste, elle est dure, elle est belle aussi, elle est grave et douce. Cette histoire à elle seule c’est un coup de hache sur la nuque et le câlin de maman quand je pleure.

Jordan, je l’avais relégué dans un coin, le sombre là-bas au fond, les toiles d’araignées lui flottaient sur la tête, coincé derrière le gros coffre des hontes, le coffre des souvenirs qui tachent. Qui fâchent. Qui gâchent.

Jordan était petit. Blond. Des yeux bleus perçants. Agité. Il était grignet, comme on dit par chez nous, c’était un peu le fanfaron de la classe. Un peu isolé, aussi, un peu rigolé. Moi j’étais moche. Grosse. Lunettes. Appareil dentaire. Acnée. Tutti quanti, tutti frutti. Tutti di turquie. J’avais d’excellentes notes et surtout, mes parents ne devaient pas savoir comme je souffrais. J’allais, venais, les poings serrés dans mes poches crevées, mon fardeau devenait colossal. J’avais peu d’amis, ceux-ci aussi. Les égarés se retrouvaient parfois, par choix. Ou pas.

Jordan et moi nous sommes assis contre un mur, avec une autre. Le soleil caressait nos trois peaux. Mettons que nous pesions en moyenne chacun 40kg, notre surface corporelle commune devait s’élever environ à (en m²) 3((4 x M + 7) / (M + 90)), soit 3(4x40+7)/(40+90), c’est-à-dire 3,9 . C’est fou.

Là, le soleil caresse donc nos 4m² de peau environ (mettons que nous sommes nus, et que nous avons nos vingt doigts chacun écartés, ou le calcul deviendra forcément plus compliqué), et nous papotons pour faire comme les ados normaux, ceux qui ont trop la vibe on the flex, qui sortent avec des gens pendant au moins 12 jours et qui font rigoler leur cour en pétant devant le prof. Nous, on est des fake. Notre t-shirt c'est du Wakoko et on espère que personne se rendra compte qu'on a du discount. Mais on est presque bien, dans cette menteuse douceur,  la clameur honteuse se calme un instant. On nous oublie. Je respire un silence. Pro. Fon. Dé. Ment. Presque bien. La voix de Jordan reprend, berceuse enveloppante dans le dardant. Un rayon me touche, un rayon me caresse, un rayon me brûle, me transperce. Jordan, quand il y pense, il me dit: « t’es vraiment quelqu’un d’inutile ».

Quelqu'un d'inutile.

J’ai froid tout d’un coup. Froid froid froid, c’est normal, j’avais laissé tomber mes protections, pour mettre mes 4/3 de m² au soleil et je me suis fait brûler au 17ème degré par l’épée glacée du globe en feu, Jordan m’a tuer. J’ai couru jusqu’aux toilettes, je me suis ruée, j’ai verrouillé. Je criais, je me vidais de ces années de souffrance et d’intolérance, de moqueries, de harcèlement, je criais et pleurais, je m’éventrais de douleur, assise par terre dans la pisse des mecs qu’avaient pas fait attention, dans la boue des filles qui avaient piétiné là de leurs godasses à la mode. Les grands ont frappé contre la porte, j’ai pas ouvert. Cassez-vous, CASSEZ-VOUS! j’ai dit à la CPE – tu vois j’ai des couilles quand je vais très mal. Elle savait sans rien comprendre que c’était pas de la violence contre elle, elle a continué à être gentille. Gentille. Pendant des heures, elle m’a mis la fièvre. Pendant, pendant des heures. Elle a répété ses mots doux, ses encouragements, qui venaient tellement tard qu'eux aussi étaient inutiles, beaucoup trop tard…  elle s'est fatiguée, elle est partie. Elle m'a laissée. Je ne criais plus, ne pleurais plus. J'ai attendu la sonnerie de 17h, je suis sortie, personne pour m'attendre, j'ai pris le car et je suis rentrée à la maison. Les yeux secs et la blague aux lèvres. Fallait pas que mes parents sachent que j’étais inutile.

Après ça, Jordan, je l’avais relégué dans un coin, le sombre là-bas au fond, et les toiles d’araignées lui dévoraient la tête. Il était coincé derrière le coffre des hontes, mais même caché il m'a hantée. Il est devenu mon herpès à moi. L’inflammation qui revient régulièrement, qui fait mal, qui fait mal, qu’on n’arrive pas à soigner. Qu’on ne raconte pas. Dont on se sent coupable.

Et il y a eu ce soir-là. vingt ans après.

Mon Tout doux et moi, à un festival hippie, au bar, un bel homme s’avance vers nous, demande à mon Lui s’il ne lui avait pas pris sa consigne par inadvertance. Mais non. Je me dis quelle honnêteté, Monsieur, c’est le monde des gens comme je les aime. Je lui dis merci dans ma tête. Et je le regarde.

Un gringalet. Les yeux bleus perçants. Et tout me remonte à la gorge, il se retourne pour partir mais je le rattrape je l’appelle Jordan, je parle, on parle, il me confond, ne se rappelle plus trop, des souvenirs, des gens, une boum, il actualise sa situation, dans ma tête tout s’entrechoque, cette bonté, cette simplicité qui éclate de lui et tout à coup je m’accouche je lui vomis cette journée, cet instant, le soleil et sa phrase. L’assassin.

Jordan est comme la bière que buvait mon Doux, sans fioriture. Jordan a entendu, a écouté, a dit qu’à l'époque il ne gérait pas la violence de ce qu’il vivait, comme moi, mais qu'au lieu de pleurer, comme moi, il s’en prenait aux plus gentils, aux plus fragiles. Comme moi. Jordan a dit pardon, pardon, il avait l’humide aux cils et nous nous sommes enlacés, dans la saleté de la poussière volante et le son trop fort d'un orchestre local, devant la buvette collante d'une journée de festival. Des étoiles ont crépité de notre contact et ont filé s’accrocher à la voûte, céleste, sûre qu'elles y resteront pour réconforter ces ados qui souffrent, qui meurent, des mots d’autres, les soirs de désespoir.

Une cicatrice s’est refermée ce soir-là, pour moi, pour lui peut-être. Aussi inattendu qu'espéré, quel étrange. J’ai enveloppé ses excuses dans du papier de soie et ses larmes dans un écrin velouté, j’ai refermé tout ça et l’ai rangé dans mon grenier. J’ai nettoyé et depuis, les araignées veillent dessus.

https://www.youtube.com/watch?v=cZfDRQ_kKOw