dimanche 8 mars 2015

Fiat Luxy

Et bien voilà, ça y est. C’est comme si sa naissance à elle, celle de ma petite framboise, mon petit poireau, la naissance de ma nièce, de ma filleule, de la petite Tessa au body rayé saucisson et aux grands yeux quand elle veut bien les avoir ouverts, c’est comme si sa naissance à elle avait provoqué celle de ma nouvelle vie. Une fée avec un cœur à lunettes plus gros que sa propre poitrine s’est penchée sur mon berceau cabossé, ces jours-là, et m’a tendrement reposée dans mon cocon ivryen, inondé de lumière et de verdure, m’a collée un colocataire bouillant de vie et offert un travail tout doux, tout chaud, dans un endroit que j'aimais déjà avec des gens que j'aimais déjà. 

J’étais enseignante spécialisée, je suis agent d'accueil au cinéma.
Mais… vous étiez... instit?? et vous voulez être caissière au cinéma ??… vous savez que c’est mal payé ?... et… que c’est juste un remplacement ?...

Oui Madame, je sais. Je perds du salaire, de la reconnaissance sociale peut-être, aussi, mais pas une fraction de seconde je n’hésite. Vous savez pourquoi, Madame ? 

Parce qu’avant, chaque soir je pesais lourd de la boule du lendemain. De la violence, de mon incompétence. Chaque matin mes membres s’animaient sans énergie, rester terrée une minute de plus, toujours ça de gagné. Aujourd’hui j’arrive légère, en avance, je sais que tout ira bien. 

Parce qu’avant, Madame, je passais les journées avec des gens qui n’avaient pas envie d’être là, les petits, les grands, tous soufferts d'être obligés. De la tension dans les corps et dans les mots, des cris, du bruit. A l'intérieur les muscles tirés, la tête compressée. Aujourd’hui j’accueille des sourires, des blagounettes, de ceux qui sont contents de s’offrir deux heures de plaisir, de m'en offrir 30 secondes. Des rapports en douceur, des rapports sans douleur.

Parce que jamais, avant, je n’avais terminé le travail. Coupable de ne pas faire plus, de ne pas faire mieux, les soirs, les week end, les vacances, coupable de me reposer au lieu de trimer, jamais tranquille, toujours coupable. Coupable, coupable, coupable. Aujourd’hui je fais mon travail, calmement, je suis certaine de le faire bien, et quand je rentre chez moi je peux peindre. J'ai le temps dans mon jour et dans ma tête. Parce que Madame, oui, c’est drôle, je créée mieux quelques semaines.

Et puis et puis, faut dire que j’adore ouvrir le rideau de fer, laisser entrer les spectateurs avides de sièges à abaisser ! Le doux souvenir des Disney avec Maman, petites, et ma sœur, si légère que le film ses genoux sous le menton... j'avais oublié mes lunettes, ce jour-là, la petite sirène était bien floue.

J’adore les reconnaître, aussi, les habitués, Vous êtes nouvelle ? J'aimais bien le jeune homme, il était sympa... prendre ma place, nouer des liens. Echanger un mot, partager l'émotion, conseiller, me faire conseiller, râler parce que c'est dans la salle 2, je vous comprends, on n'a pas la place pour les jambes. Derrière la vitre, l'infirmière de l'école. Vous me reconnaissez ? L'instit de la Clis, l'année dernière... ça alors ! On se demandait ce que vous deveniez ! Incroyable, quand je dirai ça au médecin... toujours très difficile, la Clis. Et l'ovni d'ancien élève, là, l'après-midi grands-parents au cinéma, ouverts rond ses yeux de bille et ses joues de bébé, tout halluciné de me voir là et pas ailleurs. Mais vous allez quand même à l'école? De sa voix embuée du nez, Vous savez j'ai craint le film Réalité, de Quentin Dupieux, car la mise en abîme m'a laissé perplexe. Me rappelle sa façon de mimer la mort par flèche dans le cœur, ou ses rythmes corporels tziganes dans la cour de l'école, l'ovni.

J’adore lire sur les films, fouiller, apprendre, cette stimulation intellectuelle, ce domaine inconnu. Si si, on peut rédiger sur ce qu'on n'a pas vu. Cap ? 
Préparer la salle de projection et suivre à la lettre la recette du chef de cabine, Roger, le réfugié politique qui m'apporte de la tarte quand on travaille ensemble. Avec de la poudre de speculoos dans la pâte, hummm. Allumer l'extracteur, le Dorémi, façole, les dolby digital surrounded 5PM, le TMS, et charger les DCP, vérifier l'éclairage de la salle, choisir le film à projeter, appuyer sur le bouton... les lumières s'effacent et le film commence. Satisfaction.

Attendre qu’ils sortent de la salle, voir leurs mines ensuquées de la parenthèse d’un autre monde, leur demander Alors ?... les voir émerger doucement, reprendre contact avec dehors, ici, maintenant. C'était gé-nial ! Quel film ! L'enthousiasme est contagieux, je le vis avec eux. 

Surtout, surtout, dans la fatigue de fin de soirée, je déguste le dernier spectateur. Il passe la porte et me retrouve dans le sombre. Le silence. Tard. Traverser la salle plus obscure, fatiguée de toutes ces vies qu’elle a animées. Respirer profondément. Sérénité. Tu vois Madame, dans ces moments-là je sens que mon travail a participé au plaisir des gens, et tout prend du sens. C’est drôle, ça ne m’était jamais arrivé avant.

D’aucun me demande « Et après ?! », parce que c’est bien joli, ça, de laisser tomber un boulot de fonctionnaire bien payé pour un job précaire à durée déterminée, bon sang faut penser la suite, faut te bouger, faut trouver, tu dois savoir quoi faire de ta vie tu vas quand même pas continuer les petits contrats il faut te stabiliser trouver un emploi bien-payé-parceque-les-voyages-lewwoofing-ça-va-un-moment-mais-ça-mène-à-rien-tout-ça-en-plus-t'es-pas-mariée-mais-qu'est-ce-que-tu-vas-fairemonDieumondieuMONDIEU!...

… et bien après je ne sais pas. Ma chose en mon temps. Je sais que ça t’inquiète, je le vois bien, et tu le dis. Ce serait mieux que j’aie une jolie maison et un joli mari, avec de jolis enfants qui courent dans le joli jardin après un joli chien que j'appellerais Bidule parce que ça me fait rigoler d'appeler mon chien Bidule, même si j'aime pas trop les chiens et qu'il y a peu de chances pour que j'en aie un un jour, sauf si je vis avec quelqu'un qui les aime tellement que j'accepte finalement d'en avoir un mais alors j'imposerais Bidule comme nom, mais ça n'est pas la question, si ?... tu serais rassuré, si j'avais tout ça. Pas moi, tu sais ? Ce sont tes envies à toi, tes angoisses à toi. Parce que moi, ça ne me dit pas de ne faire qu'une chose de ma vie. Sur mon lit de mort, je voudrais me réjouir d'avoir expérimenté mille choses, d'avoir su mettre de côté ce qui me rendait malheureuse, et d'avoir construit un bonheur, le mien, juste le mien, avec mes éléments.

Un grand poète m'ôte les mots de la bouche quand il écrit :
« J'ai quitté l'école ! 
Si seulement tu savais tout le mal que je garde ! 
[...]
J'ai pété les plombs, sans abandonner ni baisser les bras 
Plus d'nouvelles, batterie faible, malédiction 
Dorénavant, je vais de l'avant, c'est ma direction» 

Je vais dans ma direction, elle peut te sembler bizarre à toi, mais s'il te plaît, allège-moi de ton inquiétude. Juste donne-moi la main, fais-moi des câlins, aie confiance et promis, j'avancerai mieux encore. Sur mon chemin à moi. Accompagnée de toi.